Les Carnets de Siegfried (Terence Davies, 2021)
Porter l’autre, en prendre le deuil, dans l’espoir de donner à ce qui aura été vécu une signification supplémentaire.
On peut, pour analyser ce film, partir de son titre originel, Benediction. De quelle bénédiction s’agit-il, et pourquoi les distributeurs français ont-ils renoncé à ce titre pour un autre beaucoup moins intriguant, Les Carnets de Siegfried ? Pour répondre à cette question, on peut en poser une autre : Pourquoi Terence Davies a-t-il choisi de raconter la vie de Siegfried Sassoon ? On peut trouver, dans leurs existences, quelques éléments communs, par exemple l’homosexualité, l’amour de la poésie, le pacifisme. Cela pourrait suffire, à condition de noter que leur expérience dans ces domaines a été très différente – ils n’ont certainement pas vécu leur homosexualité de la même façon, Terence Davies n’est pas un écrivain de poésie, mais le plus poétique des cinéastes anglais, et les époques dans lesquelles ils ont vécu, ainsi que les milieux sociaux de leur enfance, sont incomparables. Cela conduit à proposer une autre hypothèse. Il se pourrait que l’élément commun ne se situe pas dans leurs vies, mais dans l’orientation autobiographique de leurs œuvres1. Siegfried Sassoon n’a jamais cessé de se raconter2, et Terence Davies est connu pour avoir fui son temps et toujours préféré revisiter le passé, notamment le sien. Il en résulte un mélange particulier entre l’auto-biographie et l’hétéro-biographie, une auto-hétéro-bio-graphie filmique, ou encore une auto-hétéro-bio-cinémato-graphie qui mêle indissociablement les deux auteurs. Il se trouve que ce film a été le dernier du réalisateur anglais. C’est l’occasion d’un dépassement, d’un approfondissement, d’un pas-au-delà, pour lequel Terence Davies (1945-2023) attend de Siegfried Sassoon (1886-1967) qu’il lui donne sa bénédiction3.
Le jeune Sassoon allait toujours au bout de ses engagements. Après la mort de son frère Harko (1914), il a fait preuve d’une bravoure exceptionnelle, quasi-suicidaire, qui lui a valu la Croix Militaire en juillet 1916, avant de rendre publique une Déclaration solennelle dénonçant cette guerre devenue selon lui « une guerre d’agression et de conquête »4. Grâce à un appui familial, il a évité la Cour Martiale et s’est retrouvé dans un hopital psychiatrique où il a rencontré un autre poète, Wilfred Owen, qui mourra lui aussi en 1918 dans les tranchées. C’est là qu’il a découvert la tendance homosexuelle partagée avec son médecin le Dr Rivers, qui marquera la suite de sa vie, dans laquelle il ne s’est pas engagé à moitié, avec pour amants le compositeur Ivor Novello, l’acteur et directeur de théâtre Glen Byam Shaw et le séduisant aristocrate Stephen Tennant – des personnalités introduites dans le grand monde, aussi cyniques que brillantes, si l’on en croit le film. Il s’est ensuite marié et converti au catholicisme5 – double renversement tardif qui répète son brutal passage au pacifisme pendant la Grande Guerre. Par son montage, Terence Davies s’approprie les souvenirs de Sassoon (des archives), ses écrits, ses poésies, ses amants, ses paradoxes et aussi son deuil.
Cela conduit à l’autre dichotomie du film, entre le Sassoon jeune interprété par Jack Lowden et le Sassoon vieux interprété par Peter Capaldi6. Le second, aussi triste et statique que le premier est gai et spirituel, semble déjà à moitié mort car toujours en deuil de son frère, de sa mère7, de tous les combattants de la guerre, de tous les poètes passés (voire à venir), de ses anciens partenaires et du lustre de ses jeunes années8. Terence Davies, qui n’a jamais cessé de clamer sa nostalgie pour ses années de jeunesse à Liverpool, était atteint de la même maladie. C’est pourquoi Benediction n’est pas seulement un film endeuillé (comme toute autobiographie), n’est pas seulement un film sur le deuil, c’est un deuil (au sens performatif du terme), un deuil en acte (Davies en deuil de Sassoon), un deuil de la vie passée (Davies en deuil de Davies). Le plus saisissant, le plus douloureux, c’est que dans le monde de vacuité que Davies reconstitue autour de Sassoon, il ne semble pas y avoir autre chose que cela, l’impossibilité de mettre fin au deuil. Terence Davies aura, pour notre plaisir (et le sien), produit un objet magnifique où Siegfried Sassoon aura pu revenir à la vie, à la manière d’un nouvel amant, il aura brièvement soutenu sa survie dans un monde disparu, et pour finir il aura rejoint sa dernière passion dans la vacuité. C’est nous qui somme en deuil.
- Jack Lowden explique qu’au début il croyait jouer le rôle de Sassoon dans le film, mais qu’il s’est aperçu dans le cours du tournage qu’il interprétait Terence Davies. ↩︎
- Il y a d’abord une triple fiction quasi-autobiographique : Memoirs of a Fox-Hunting Man, Memoirs of an Infantry Officer, Sherston’s Progress (1928-1936), puis une triple autobiographie : The Old Century, The Weald of Youth et Siegfried’s Journey(1938-1942). ↩︎
- La conversion de Siegfried Sassoon au catholicisme ne suffit pas, à elle seule, pour justifier ce mot de « bénédiction ». ↩︎
- Quant à La Croix militaire, il l’a jetée dans une rivière. ↩︎
- Etant né dans une famille catholique, Terence Davies n’a pas eu à se convertir. ↩︎
- L’usage du morphing entre les deux visages contribue à soutenir l’identification entre l’un et l’autre, jamais complètement achevée. ↩︎
- N’ayant pas eu de père dans leur enfance, Sassoon et Davies sont tous deux immodérément amoureux de leur mère. (Le père de Sassoon, mort à 34 ans, a été déshérité par sa famille juive à cause de son mariage mixte, tandis que le père de Davies était brutal et n’a pas eu de place dans sa vie). ↩︎
- Quand on lui demande pourquoi il déteste le monde moderne, il répond : « Parce qu’il est plus jeune que moi ». ↩︎