Cobra Verde (Werner Herzog, 1987)
Un personnage hors-la-loi, un tournage hors norme, un film qui s’épuise avec son acteur dans la vacuité des stéréotypes
C’est un film sur lequel les critiques semblent buter. Certes il met rapidement en scène, en accéléré, quelques-uns des mécanismes de l’esclavagisme ou du capitalisme, mais rien de très nouveau, rien qui s’écarte, au fond, de la doxa usuelle. Que peut-on en dire ? Rien, peut-être rien, justement. On peut commenter les sources du film1, son tournage (épique comme il se doit), le comportement hors-norme de l’acteur principal Klaus Kinski (quoique déjà bien connu et largement décrit dans toutes sortes de textes et de documentaires), on peut admirer (ou pas) l’imagerie ou les costumes, mais que dire de significatif sur l’histoire, le récit2 ? Un mot vient à l’esprit : complaisance. Trop d’insistance sur le folklore africain réduit à une caricature ridicule, trop d’images simplistes autour de l’esclavage, trop de jeunes femmes nues3, trop de bâtiments reconstruits ou rénovés à grands frais, trop d’emportements de l’acteur, trop de retournements dans un récit sans véritable intérêt, on est mal à l’aise, presque gêné, honteux comme un homme blanc pris sur le fait : les Africains n’ont ni psychologie ni individualité, ils sont réduits à de vagues stéréotypes guère favorables. Certes l’homme blanc est un loser, mais s’il est la seule véritable personne du film, que dire des autres ? Le fait que la langue soit l’allemand ne facilite pas l’identification, car nous n’avons jamais rencontré de roi du Dahomey qui parle cette langue. Après Aguirre et Fitzcarraldo, on évoque un triptyque de la démesure, mais ici la démesure ne dépasse guère les moyens. Les deux précédents films de Werner Herzog, tournés en 1972 et 1982, fascinaient autant par les conditions extrêmes de leur production que par l’étrange folie, l’obsédante exubérance qui émanait du récit. En se confondant avec ses personnages, Kinski faisait vivre au spectateur une expérience unique, inouïe. Dans Cobra Verde, les excès du tournage évoquent plus le péplum que la prise de risque. 30.000 figurants, un vrai-faux roi4 accompagné par sa vraie suite (300 personnes), des tenues traditionnelles relookées, 800 ghanéennes entraînées à jouer les Amazones par un cascadeur réputé, tout ça pour ça ? Nous observons ce spectacle de l’extérieur, sans le comprendre, et si nous sommes entraînés quelque part, c’est dans la vacuité du personnage principal. Il se pourrait que ce film ne vienne pas en plus, mais en trop. C’est un film épuisant, épuisé, qui se termine par l’épuisement de l’acteur déjà vidé par la production de Paganini5. Klaus Kinski mourra trois ans plus tard, et Werner Herzog comprendra que, pour lui, il est temps de passer à autre chose.
Pourquoi alors écrire sur le film ? Nous sommes mis en présence d’un homme absolument solitaire, sans amis ni lien social, un homme cruel, violent, un criminel qui réussit dans le commerce d’esclaves à un moment où il devient interdit6. Le film n’est qu’une suite de prises de pouvoir sans projet ni lendemain, une pure apologie de la dépense où l’économique rejoint l’anéconomique, où le commerce se dissout dans l’irrationalité. Sous cet angle le triptyque est cohérent : la richesse ne se clôt jamais dans l’accumulation, mais toujours dans la déréliction. Cobra Verde est le climax de cette déréliction. Après la mort de sa mère, ses champs sont dévastés, ses bêtes en putréfaction, le Sertao est désertique, les villes se vident à son approche. Le fort de Guinée est envahi par les crabes et les chauves-souris, le roi du Dahomey prend la fuite dans son harem, et même les Amazones disparaissent soudainement, comme si elles n’avaient jamais existé. Plus que par l’horreur, le film est hanté par le vide. S’il travaille, Cobra Verde n’obtient rien, mais s’il fait régner la terreur, il obtient ce qu’il veut : de quoi manger, des filles à engrosser. Tout le monde le trompe : le marchand qui prend livraison des esclaves mais ne le paie pas, le roi nègre qui fait semblant d’être fou pour accéder au pouvoir, le pouvoir brésilien qui saisit ses avoirs, la société qui abolit l’esclavagisme au moment même où il réussit à le pratiquer. Ses seuls amis sont des estropiés, car il est estropié lui-même, estropié du sens. L’accumulation primitive du capital n’enrichit que l’Angleterre. L’Afrique et le Brésil se détruisent eux-mêmes au profit de ces Anglais qu’on ne voit pas mais auxquels le sucre est vendu. Même la beauté des paysages, même la majesté des sites, ne nous impressionnent pas. Même les femmes hurlantes aux seins nus se ruant les unes sur les autres, sont dépourvues d’érotisme. En s’en prenant à des ennemis qui ne sont pas les leurs, elles perdent toute individualité, elles abandonnent toute séduction. Les composantes du film, étrangement emmêlées, s’anéantissent les unes les autres, et cette destruction finira par tous les emporter, comme elle a emporté la singulière relation entre Klaus Kinski et Werner Herzog.
Il ne reste, à la fin du film, que les paroles non traduites de petites chanteuses au regard malicieux.
- Werner Herzog s’est considérablement éloigné du roman de Bruce Chatwin, The Vice-roi of Ouidah, paru du 1980. L’écrivain mourra peu après, en 1989, du SIDA. ↩︎
- Le personnage du film, Francesco Manoel Da Silva, est librement inspiré de Francesco Felix de Souza, un marchand négrier né à Bahia au Brésil et contraint à l’exil en 1788. Cet homme a fait fortune en échangeant des esclaves contre des armes avec le Dahomey. ↩︎
- Inspirées de l’armée féminine du roi Ghézo, qui aurait soumis les Yoroubas grâce à elles. ↩︎
- Au Ghana où le film a été tourné, le personnage du roi Bossa Ahadee du Dahomey est joué par un autre dignitaire local, l’Omanhene Nana Agyefi Kwame II de Nsein. ↩︎
- Les deux films ont été tournés en 1987. Klaus Kinski a rejoint le tournage de Cobra Verde, en Afrique, peu après la fin de Paganini, un film très contesté qui ne sortira qu’en 1991. ↩︎
- Le véritable Francesco de Souza est mort respecté en 1849, après avoir remplacé le commerce des esclaves par la culture de l’huile de palme, du tabac et du rhum. ↩︎