Amour fou (Jessica Hausner, 2014)

Un pacte de suicide où l’appel de la mort détermine l’amour, et non pas l’inverse

Le 21 novembre 1811, au bord du lac dit le petit Wannsee des environs de Berlin1, près de l’auberge Stimming2 où ils étaient descendus, l’écrivain-poète Heinrich von Kleist et Henriette, épouse de Louis Vogel, ont mis à exécution le pacte de suicide qu’ils avaient prémédité. Kleist a tué son amie par une balle de pistolet dans le cœur, avant de se suicider par une balle dans la bouche. Leurs deux corps ont été retrouvés peu après dans la forêt, à l’endroit où ils seront enterrés3. De quoi s’agissait-il dans ce pacte ? Pourquoi ont-ils décidé de se suicider ? Etaient-ils vraiment amoureux, et de quel genre d’amour ? Le film ne donne aucune explication mais commence par mentionner un texte de Kleist, la Marquise d’O – dont il se trouve qu’Eric Rohmer, en 1976, a fait un film. Henriette, future suicidée, donne un résumé lapidaire de ce roman à son mari : une marquise qui, inconsciente, a été inséminée par un homme inconnu, et qui découvre ensuite que l’homme est celui dont elle pensait qu’elle était amoureuse, et qui par conséquent ne peut plus l’aimer. Cette ambiguïté intéresse Henriette, qui ajoute : Je suis émue par le destin de la marquise, comme si j’étais elle. Le film nous fait entrer dans le sujet par le biais d’un amour impossible, mais fatal. La marquise d’O. croit qu’elle est amoureuse de son sauveur, sans savoir qu’elle est amoureuse de son violeur. Pour résoudre cette contradiction, il faudra que le violeur meure deux fois : dans sa dignité de comte qui reconnaît sa faute, et dans un épisode guerrier où il est grièvement blessé. Innocenté par ce double anéantissement, il peut prendre la place du mari et du père de la marquise, dont les tendances incestueuses sont manifestes. En s’identifiant à cette marquise, Henriette associe déjà l’amour et la mort. Ils devront rester, pour elle comme pour Kleist, indissociables.

Qu’est-ce que ce pacte et en quoi consiste-t-il ? 

  1. Au premier abord, il semble asymétrique, car les motivations de l’un et de l’autre sont distinctes. Kleist désirait la mort comme telle, tandis qu’Henriette se savait atteinte d’une maladie incurable. Les autopsies ont confirmé qu’elle était atteinte d’une « tumeur de la matrice » c’est-à-dire, dans le vocabulaire d’aujourd’hui, d’un cancer de l’utérus. Le premier mettait fin à sa vie, tandis que la seconde évitait les souffrances et l’humiliation associées à l’époque au développement de cette maladie. Malgré le titre du film, Amour fou, et malgré leurs déclarations à l’un et à l’autre, ce qui vient au premier plan n’est pas l’amour, mais la mort. Heinrich von Kleist la désirait pour elle-même tandis qu’Henriette ne l’espérait que pour abréger son agonie. Tous les témoignages convergent pour dire que ces deux personnes avaient des goûts communs. Ils aimaient la musique, chanter des psaumes ensemble, bavarder pendant des heures. Ils ne se cachaient pas, et Louis Vogel, mari d’Henriette, était au courant.
  2. À la lecture des lettres rédigées la veille du suicide, leur alliance dans la mort est aussi un pacte d’amour. Henriette déclare à son mari : Je vais mourir d’une mort dont bien peu d’humains eurent le privilège. Transportée par l’amour le plus profond, je vais échanger la félicité terrestre contre la félicité éternelle. (…) Il ne faut pas, vois-tu, que nos corps soient séparés après notre mort. Je sais, mon Louis chéri, que tu ne diras pas non à ma dernière volonté et que tu respecteras le pur et sacré amour qui m’unit à lui. Heinrich déclare à Sophie Müller : Henriette et moi, qu’on s’accorde à juger moroses, tristes et froids, nous nous aimons tous les deux, de tout notre cœur, et la meilleure preuve en est que nous nous préparons maintenant à mourir ensemble!, et à sa cousine Marie : Si tu savais, ma très chère Marie, de quelles fleurs célestes et terrestres l’Amour et la Mort se couronnent l’un l’autre pendant ces derniers moments de ma vie, je suis sûr que tu me verrais mourir sans te révolter. Ah, je te le jure, je suis totalement bienheureux. Ils affirment tous deux, avec une conviction non feinte, que le fait de mourir ensemble, par amour, contribue à leur bonheur.

Certes, on peut douter de ces affirmations. Dans le film, Kleist apparaît comme un homme triste, déprimé, mélancolique. Dans une autre lettre à Marie postée une dizaine de jours plus tôt, il avait donné d’autres raisons, plus concrètes, à son suicide : que son mérite littéraire n’ait pas été reconnu, que l’alliance politique du roi avec les Français lui répugne. Il insiste, dans la dernière pièce qu’il a écrite, Le Prince de Hombourg, dont Marco Bellocchio a tiré un film en 1997, sur cette répugnance. Tout se passe comme si les deux suicidés avaient masqué leurs vraies raisons derrière un amour sincère mais insuffisant pour prendre la décision de quitter la vie. Tous deux voulaient remourir, et le fait d’être ensemble rendait la mort moins dure, plus désirable.

Cette remarque de bon sens ne neutralise pourtant pas l’énigme. Dans un autre film, L’amour à mort d’Alain Resnais (1984), deux amoureux sont positivement attirés par la mort, à laquelle ils subordonnent leur amour. Rien ne vient expliquer, justifier cette attirance, et pourtant elle existe. Il ne s’agit pas de transcendance ou d’espoir d’accéder à une autre vie ou au paradis, il s’agit d’une affinité pour le retrait, pour l’anéantissement. Simon l’a ressentie depuis son enfance, et cela rejaillit sur sa compagne Elisabeth. La pulsion de mort n’est pas seulement violente, destructrice, elle peut être aussi pacificatrice. Aucune des justifications de Kleist ne suffit à expliquer son geste. Pour aller jusqu’à l’accomplissement, il aura fallu qu’il donne à la mort une signification positive, quoique mystérieuse pour le commun des mortels. Ce n’est pas une décision rationnelle, c’est une démarche poétique, inconditionnelle, aussi incompréhensible que la fuite dans la mort de May Baltram dans la nouvelle La Bête dans la Jungle d’Henry James. Mourir est toujours une catastrophe. On n’y plonge pas sans angoisse ni souffrance, mais on y plonge, après avoir soigneusement réglé toutes ses dettes4.

En d’autres termes, il n’est pas exagéré de dire qu’Heinrich et Henriette ne sont pas morts ensemble parce qu’ils étaient amoureux, mais qu’ils se sont aimés car tous deux voulaient mourir. En se suicidant ensemble, ils n’adressaient pas un message à la société, ils faisaient le choix de la disparition immédiate. Il y a une part de romantisme dans ce choix, mais pas d’attente du sublime – car la mort est la mort, elle est cruelle, surtout quand elle est administrée au pistolet. Dans les pièces de théâtre écrites les années précédentes, La Marquise d’O , Le Prince de Hombourg et Catherine d’Heilbronn, l’amour est toujours lié d’une façon ou d’une autre à la mort, mais le dernier mot reste à l’amour. Il faut une fin positive, un happy ending pour satisfaire la censure ou l’attente de la société. Dans la vie réelle de Heinrich von Kleist, la fin positive est la mort elle-même. En mourant en compagnie d’une femme, dans la joie et l’amour, il aura fait en sorte que l’aventure extraordinaire qu’aura été sa vie se termine bien. Il ne voudrait à aucun prix que cette fin soit triste. La mort dans l’amour, c’est la mort sans compromis, sans alibi, sans condition.

  1. Le lieu est proche de la villa Marlier de Berlin où a eu lieu la conférence dite de Wannsee, le 20 janvier 1942, où la « solution finale » a été décidée.  ↩︎
  2. Du nom de son propriétaire, Johann Frédéric Stimming. ↩︎
  3. On peut encore voir la tombe de Kleist, tandis que la tombe de Henriette Vogel a disparu. L’inscription initiale « Il vécut, chanta et souffrit / par des temps sombres et difficiles / il chercha la mort ici / et trouva l’immortalité » (Matth 6.V.12) a été effacée par les nazis et remplacée par une citation du Prince de Hombourg : « Maintenant, ô immortalité, tu es toute à moi! »↩︎
  4. Dans une lettre à Ernst Peguilhen, son exécuteur testamentaire, Kleist règle les frais de son inhumation. Il lui demande aussi de rembourser son barbier pour le mois courant, et d’offrir un cadeau à son logeur. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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