Je tu il elle (Chantal Akerman, 1974)

J’aurai tout essayé, je me serai mise à nu, mais cela n’aura pas calmé ma faim, et me voici seule, au début

Trois parties : la chambre, le camion, l’amante, et quatre pronoms personnels.

  • Tu

À qui ce film singulier s’adresse-t-il ? On pourrait penser que c’est à nous, les spectateurs. Nous serions (chacun d’entre nous) le « tu » du titre, et les feuilles étalées sur le sol nous seraient adressées. Dans cette logique, les papiers ne seraient pas des brouillons de lettres, mais un script. Supposons que Chantal Akerman ait écrit le script de ce film dans cette chambre, alors, dans cette hypothèse, il ne pourrait qu’il nous soit adressé. Mais nous n’avons aucun moyen d’en être sûrs, il se peut que le texte soit adressé à un autre, une autre. Le pronom « lui », quand elle dit Je lui écris, n’est pas genré en français, il peut être masculin ou féminin, et quand elle ajoute : Je voudrais que tu m’envoies une paire de gants pour sortir dans le froid, il est clair que ce « tu » ne renvoie pas à nous. Et pourtant ce qu’elle écrit, probablement, est l’ébauche d’un script, sinon elle ne mettrait pas si longtemps (des jours et des jours) pour l’élaborer, il n’y aurait pas autant de pages. Quoiqu’il en soit, nous sommes concernés par cet écrit.

  • Je

Pour ce qui concerne le « je », il y a moins d’hésitation, mais ce n’est pas parfaitement clair. Ce peut être le « je » de la voix off, si c’est la voix du personnage nommé Julie (20 ans), ou bien le « je » de l’actrice, ou encore le « je » de la réalisatrice (déjà 25 ans)1. La signification du « je » dépend de qui le prononce, quand, et peut-être même où. Il faut tenir compte du fait que la chambre n’est pas un véritable lieu, c’est un non-lieu, vaguement meublé d’objets dont elle s’est débarrassée (après les avoir peints) et d’un matelas voyageur. Nous posons la question : celle qui dit « je » dans cette chambre est-elle chez elle ? Rien n’est moins sûr, elle l’est et ne l’est pas, elle l’est ou ne l’est pas (c’est vous qui choisissez). Il n’y a pas plus de certitude sur le lieu que sur la personne, même si nous faisons confiance en l’image et si nous lui attachons un nom, Chantal Akerman. Remarquons que dans le cas où elle serait le « je », cela ne nous donnerait aucune garantie d’unité. Elle-même doit se voir, avant de partir, habillée et nue, pour être sûre que c’est bien elle, alors pensez donc, comment pourrions-nous en être sûr ? N’arrivant même pas à se reconnaitre, elle fait comme si cette contemplation pouvait lui dire qui elle est; mais le succès n’est pas garanti (pas plus que le reste), il n’est pas si facile de se mettre à nu.

  • Il

Le « Il » est plus clair, plus univoque, c’est le camionneur interprété par Niels Arestrup2. Bien que les programmes entendus à la radio et la télévision soient anglophones, il parle français, ce qui introduit une certaine familiarité, mais l’ambiguïté est toujours maintenue : marques de localisation effacées, dialogues souvent incompréhensibles, à la limite du bruit3. En racontant sa vie à une auto-stoppeuse par ailleurs complètement muette, il assume sa masculinité, la raconte, l’étale, sans forfanterie ni satisfaction excessive. C’est sa vie voilà tout, il n’y peut rien, il n’a plus tellement envie de coucher avec sa femme alors il essaie de coucher avec les autostoppeuses. Ce qu’il raconte est une caricature du plus banal de la famille : les gosses, le devoir conjugal, les rêves solitaires, la responsabilité, le désir avoué pour sa propre fille. Julie s’en moque car tout cela, elle l’a déjà laissé derrière elle, elle s’intéresse à la partie de son corps qui lui plait le plus : sa « large et belle et grosse tête de cheveux roux », plus loin résumée à la nuque. Ils s’arrêtent ensemble dans un bistrot pour routiers – lieu masculin s’il en est. Ils s’embrassent peut-être, elle le masturbe dans l’obscurité, dissimulée dans le hors-champ. Sans aucune agressivité, elle consent à payer le prix du trajet. Le fait qu’elle accepte de manger avec lui est une marque de confiance dans la continuité de sa vie courante, de la vie en général. Elle l’écoute, ne dit rien, le laisse parler (la position féminine habituelle), se laisse aller à la bisexualité mais pour elle ce n’est pas essentiel, elle a fait d’autres choix, c’est tout. Elle est femme, féministe (à sa façon), organise sa vie à l’écart du patriarcat mais elle n’est pas anti-homme. Les hommes sont là, autour d’elle, parfois elle les évite4, mais elle les salue, puis elle suit son chemin.

  • Elle

Elle, c’est aussi le personnage (Julie), c’est aussi l’actrice, c’est aussi Chantal, et en outre c’est l’amante, interprétée par Claire Wauthion, chez qui elle ne se rend pas tout à fait à l’improviste, car il suffit qu’elle dise « C’est moi » pour être reconnue. Rien ne prouve que ce soit celle à laquelle elle avait tenté d’écrire une lettre (ou un script). C’est elle qu’elle va rejoindre à l’issue de son périple en autostop, c’est avec elle que, sans un mot (ou presque), elle va coucher, une relation vigoureuse, violente, passionnelle, sensuelle, avec quelques marques d’amour (rares), une petite dose d’affect, à peine un iota d’amitié et (presque) pas un mot. Dès le début, l’amante lui dit « Demain il faut que tu t’en ailles », Julie ne discute pas mais profite du corps de l’amante5 pendant une longue séquence (15 minutes) dite d’ « amour » qui ressemble plutôt à un combat. À cause de l’éclairage sans doute, toutes deux ont la même peau blanche, les mêmes bras et jambes qui se superposent. Elles se caressent, s’enjambent, se recouvrent, se serrent l’une contre l’autre – on ne sait plus laquelle est laquelle. Elles écrasent leurs seins l’une sur l’autre, se frottent, se lèchent, se chevauchent, se chassent et se retrouvent avant de dissocier leurs genoux. La lutte est parfois agressive mais elles se réconcilient immédiatement, mêlent leurs langues, leurs chevelures, leurs peaux et aussi leurs odeurs. On sent l’admiration mutuelle des corps, le plaisir de la vue s’ajoutant à celui du toucher, de l’extase, avant de passer au plaisir pur du cunnilingus, les cuisses écartées. L’excitation croissante se termine en étreinte, en remerciement, puis elles s’endorment. Enfin Julie se lève, ouvre les rideaux, s’habille et s’en va – un retour au début du film, qui commence par : « Et je suis partie ».

Peut-être faut-il analyser tout le film, depuis le début, à partir de la finalité lesbienne, mais c’est peu probable, si l’on tient compte de la déclaration que Chantal a faite lorsqu’on a voulu projeter un de ses films dans un festival LGBT : « Jamais je ne permettrai qu’un de mes films soit projeté dans un festival gay ». Peut-être faut-il l’analyser à partir d’une autre pulsion, impulsion : se montrer nue, impudique, rendre public ce corps qui est le sien, corps plantureux de jeune femme – mais c’est tout aussi improbable, même en l’absence de déclaration. Cela ne nous interdit pas de supposer que si Julie, le personnage, a autant de plaisir à montrer son corps, il en va de même pour la réalisatrice (et pour l’actrice). Elle aime se regarder et aussi qu’on la regarde. Elle nous fait don de sa nudité, sachant que nous ne pouvons pas en faire autant. C’est un acte unilatéral, généreux, qui ne fait pas de nous des voyeurs, mais des amis. Son amante est, elle aussi, nue, mais cette nudité n’a pas la même signification, c’est une nudité sur commande pour les besoins du film, ce n’est pas un choix intime, personnel, un choix d’auteur (ou d’autrice).

À la place usuelle de la cuisine dans nombre de ses films6, vient le manger. Julie passe du sucre en poudre au plat de routier, à la bière, au sandwich, peu importe le contenu, ce qui compte c’est de mangercar elle a toujours faim. Sa mère n’étant pas là pour l’assouvir, sa satiété épuise la parole, qui n’a plus aucune place dans le moment ultime de l’étreinte corporelle.

Ce film n’est pas un constat, c’est une déclaration dont le contenu reste opaque, énigmatique, insaisissable, malgré la comptine du générique qui, derrière sa banalité, exalte le plaisir7. On ne lui fera pas dire ce qu’elle n’a pas dit. On n’entendra pas ce qu’elle n’a pas grommelé. On ne se comportera pas comme le voyeur croyant tout savoir de son objet scopique – mais on notera que le film est construit, conçu, élaboré, et en même temps étroitement personnel. Par sa solitude assumée, sa détresse ou son désarroi, son appel à l’autre, le film concrétise le débordement de l’autobiographie par l’auto-bio-cinématographie, qui intègre dans le récit de soi la fiction, le cinéma et le pas au-delà.

Ne part pas qui veut sur les routes, sans bagage, un jour de pluie. 

  1. Cette différence de 5 ans a poussé certains critiques à parler d’un passage de l’adolescence à l’âge adulte. ↩︎
  2. Qui tient son nom et son prénom d’un père danois (sa mère est bretonne). ↩︎
  3. Le film a été tourné par Chantal Akerman lors de son retour en Belgique, après deux années passées aux USA (1972-74). ↩︎
  4. Ce fut le cas lors du tournage de Jeanne Dielman, 183 rue du Commerce, 1080 Bruxelles, mais elle en a alors mesuré quelques inconvénients. ↩︎
  5. Dont on s’étonne qu’elle n’ait pas été considérée comme pornographique, mais rassurez-vous : il n’y a ni prise de possession ni pénétration, donc ce n’est pas un film X. ↩︎
  6. Souvent associée à la mort. ↩︎
  7. « Nous n’irons plus au bois / Les lauriers sont coupés / La belle que voilà / les aura ramassés / Entrez dans la danse / Voyez comme on danse / Sautez, dansez, embrassez qui vous voulez… » Selon Wikipedia, cette chanson dénonce l’interdiction des maisons de prostitution sous le règne de Louis XIV. Sous l’influence de madame de Maintenon et face à une épidémie de maladies vénériennes, le roi signe l’ordonnance du 20 avril 1684 qui renforce les pouvoirs de la police et instaure le délit de prostitution. Les maisons de passe arboraient une branche de laurier au-dessus de la porte, ce qui explique le début de la chanson « Nous n’irons plus aux bois, les lauriers sont coupés ». ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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