Les Diables (Christophe Ruggia, 2002)

Où la passion du toucher rejoint la passion d’emprise, fantasmatique ou défensive

Dans plusieurs cas où une jeune actrice a accusé le réalisateur (ou la réalisatrice) d’agression, de viol ou d’emprise, on a pu trouver la trace de l’effraction dans le film même. C’est le cas par exemple pour La Fille de 15 ans (Judith Godrèche contre Jacques Doillon, 1989), La Désenchantée (Judith Godrèche contre Benoît Jacquot, 1990), Romance (Caroline Ducey contre Catherine Breillat, 1998) ou Dancer in the Dark (Björk contre Lars von Trier, 2000). Mais il ne s’agissait dans ces films que de traces, d’allusions, de rapprochements de thèmes ou de comportements qu’on ne pouvait pas repérer sans une analyse détaillée, une interprétation du film. Dans le cas des Diables, il ne s’agit pas de traces, mais d’une analogie massive, une quasi-continuité entre le film et l’acte. Le film de Christophe Ruggia est axé sur le toucher. Chloé, la jeune autiste, interprétée par Adèle Haenel, ne supporte pas qu’on la touche – même son frère Joseph, interprété par Vincent Rottiers, qui est aussi son meilleur ami, son protecteur, n’a pas le droit de la toucher. Mais cela ne dure que dans la première partie du film, avant la fuite de la Maison d’Enfants1, avant la rencontre traumatisante de la mère qui les a abandonnés brutalement dans la rue. Tout change dans la deuxième partie, lorsqu’ils partent en errance dans les rues marseillaises. Non seulement Chloé accepte d’être touchée, mais elle en demande, elle en redemande, elle finit par saisir les bras de tous les passants qui passent à côté d’elle, jusqu’au moment où les deux enfants s’embrassent, se caressent, en viennent à une relation (quasi) incestueuse. Le film n’ayant rien d’un documentaire, restant étranger à tout réalisme, il s’agit bien du fantasme de Christophe Ruggia. Cette fille autiste ne dit pas un mot pendant tout le cours du film. Elle ne cesse de répéter les mêmes gestes : marche saccadée, allers-retours, fabrication d’une mosaïque en éclats de verre et céramiques, toujours la même, donnant l’illusion d’une maison jaune aux volets bleus. Joseph dit que s’ils retrouvent cette maison tout ira mieux, mais au fond personne ne sait à quoi elle pense, on ne peut pas communiquer avec cette personne recluse en elle-même. Chloé n’est pas une jeune fille, la pré-adolescente qu’elle semble être, c’est un pantin, une marionnette, un corps à contrôler, à maîtriser. Posséder un tel corps obéissant, incapable de résister à un ordre proféré par le comparse masculin, c’est ce que, selon Adèle Haenel adulte, Christophe Ruggia a cherché à faire tous les samedis en convoquant chez lui la jeune actrice âgée de 12-15 ans alors qu’il en avait 36-39. Voici comment celle-ci raconte les séances du samedi : sous couvert de « promotion » du film, elle a passé une grande partie de ses samedis après-midi chez lui, quand elle était en quatrième et en troisième. Les séances se déroulaient toujours de la même façon : sur le canapé, il commence par lui caresser les cuisses, remonte « l’air de rien », puis lui touche le sexe ou la poitrine. « Il respirait fort » et « m’embrassait dans le cou », décrit-elle. À chaque fois, il lui préparait son goûter préféré2. Il disait qu’il l’avait créée, qu’il l’aimait, que les autres ne pouvaient pas comprendre, qu’il n’avait pas eu de chance de tomber amoureux d’elle, qu’elle était une adulte dans un corps d’enfant. Tout se passe comme si le fantasme ou le rêve décrit dans le film était devenu réalité dans la période qui a suivi. Si l’on écoute le témoignage d’Adèle, on peut penser que le film est une sorte d’aveu par anticipation.

Mais parler de fantasme est trop simple, trop réducteur. Le mot utilisé par Adèle Haenel est emprise, et celui de christophe Ruggia est amour. Ce sont des mots ambigus. Dans un entretien donné en novembre 2008 sur le film, Christophe Ruggia explique que « Chloé n’a pas besoin de Joseph, mais Joseph a un besoin viscéral de Chloé ». « On passe du monde intérieur de Chloé au monde intérieur de Joseph, un monde où les adultes sont les ennemis ». En 2024, sachant ce qui s’est passé ensuite, on pourrait écrire : « Adèle n’a pas besoin de Christophe, mais Christophe a un besoin viscéral d’Adèle ». « Passer du monde intérieur d’Adèle au monde intérieur de Christophe », ce n’est pas simplement une affaire fantasmatique, c’est un dispositif réel. Christophe parlait à l’époque d’amour, et Adèle parle aujourd’hui d’emprise. Dans l’interview du 4 novembre 2019 de Mediapart dirigée par Edwy Plenel, Adèle Haenel explique qu’à un certain moment, elle a changé de point de vue sur sa relation. « Je n’avais pas cette conscience de moi-même, d’être une victime, donc le désordre qui a régné dans ma vie, je n’ai même pas pu l’imputer à ça. (…) C’est passé par le fait que j’ai eu la chance de faire des rencontres qui m’ont littéralement sauvé la vie ». La question peut se poser de savoir comment l’emprise a pu se mettre en place dans le monde intérieur d’Adèle, alors qu’aujourd’hui elle ne supporte pas de regarder ces images, elle s’enfuit dès qu’elle voit son corps de jeune adolescente nue. Pour qu’elle se soit rendue chez lui, à l’époque, il a bien fallu qu’il y ait une place pour cette relation dans son monde intérieur à elle, une relation pour laquelle il n’y a plus d’autre mot, désormais, qu’emprise.

Mais j’en reste à ma méthode : je pars du film, du contenu même du film, pour interpréter son environnement, ses conséquences, ses développements, ses parerga, y compris la série d’événements qui a conduit au procès de Christophe Ruggia, les 9 et 10 décembre 2024. Les critiques ont remarqué, à l’époque, l’excellent jeu des deux jeunes acteurs, précédé par une longue préparation psychologique de plusieurs mois pendant laquelle ils ont été coupés de leur famille. Il fallait faire d’Adèle Haenel, 11 ans au moment du casting, une autiste, et de Vincent Rottiers, 15 ans au moment du casting3, un révolté en rupture avec les institutions de la société. Alors que Christophe Ruggia intervenait à l’époque activement dans les luttes sociales, signait des pétitions, il a fait de Joseph un garçon responsable capable de prendre en charge sa sœur, vivant pour elle, décidé à la défendre par tous les moyens, y compris à son détriment. On peut comparer ce positionnement à l’attachement disproportionné de Christophe Ruggia à Adèle Haenel pendant une longue période (au minimum de septembre 2001 à février 20044, des lettres lui ayant encore été envoyées en 2006 ou 2007). C’est l’idée d’un lien indissoluble entre deux individus, en-dehors de la société, de la famille, de toute institution, de toute règle. Joseph n’hésite pas à voler, à menacer, à tuer, il ne respecte aucun autre engagement que celui qu’il a avec sa sœur, n’entre dans aucune relation contractuelle et n’échange avec personne – à l’exception de Karim, un voyou en fugue comme lui. Sur un mode évidemment très très atténué, on peut retrouver certains de ces traits dans la relation entre Christophe et Adèle.

Le but de Joseph est de retrouver la maison de ses parents, son chez soi qui, pense-t-il, guérira Chloé. Mais le jour où sa mère se présente, il refuse de lui parler, la repousse violemment, lui vole ses clés. Dès qu’il aura vu son appartement, il n’aura qu’une idée : s’enfuir à nouveau. Quand il trouve une autre maison ressemblante, il y met le feu. Dès lors le chez soi de Joseph est Chloé (son corps), le chez soi de Chloé est Joseph (son corps), et les deux corps se rencontrent comme seul lieu apaisant, seul habitat où ils peuvent séjourner ensemble, à l’écart des autres. Mona Achache, compagne du réalisateur en 2010-2011, elle-même issue d’une famille incestueuse5, raconte qu’il vivait dans un appartement en désordre, peu organisé. Il a lui-même expérimenté le foyer avec des jeunes venant de la DASS, et avait ce sujet en tête depuis ses 18 ans. Le film a reçu le Grand Prix Cannes Junior en 2002. Christophe Ruggia a déclaré à cette occasion : « « Je pense que j’ai encore des choses à régler avec mon enfance/adolescence. Je cherche probablement encore les réponses aux questions que je me posais à l’époque… Cette période de 8 à 18 ans a été fondamentale, parce que tous les choix que j’ai faits dans ma vie, ma vision du monde, viennent de là. »6 On peut imaginer que, pour lui aussi, le corps d’Adèle est devenu une sorte de refuge, ce qui expliquerait son attachement qui a duré longtemps, au-delà de 2004.

On peut s’interroger sur la dimension politique de l’affaire. Christophe Ruggia et Adèle Haenel sont tous deux très engagés. En se considérant comme victime, Adèle se compare à toutes les autres victimes, hommes ou femmes, de toutes les oppressions. Christophe se considère comme victime expiatoire de #MeToo. Leurs opinions politiques proprement dites, plutôt vers l’extrême-gauche, sont probablement peu éloignées7. En outre tous deux ont abandonné le cinéma peu après le déclenchement de l’affaire pour des raisons différentes – Christophe exclu par la Société des Réalisateurs de Films, Adèle par choix anti-patriarcal – mais concomitantes. 

On peut imaginer que le principal traumatisme, pour Adèle Haenel, a moins été déclenché par les rendez-vous du samedi que par le film lui-même, son contenu, ses nombreuses scènes de nudité, sa violence, le fait de jouer un personnage muet, désarticulé, dépourvu de volonté et de sentiment. Peut-être cette image entretenue par la relation ultérieure l’a-t-elle poursuivie, lui est-elle devenue insupportable. Quoi qu’il en soit sa colère est immense, inépuisable, et de même que Christophe a vécu toute sa vie avec ses souvenirs d’enfance, elle devra vivre toute sa vie avec les souvenirs de ce film. C’est le moment de revenir à la question du toucher, centrale dans le film. Tout toucher est réciproque : si je te touche, tu me touches. Il est impossible d’éviter ce mouvement de retour. Peut-être en va-t-il de même avec l’emprise : si tu ne peux pas te passer de moi, je ne peux pas me passer de toi, fût-ce en tant que victime. Quel que soit le résultat des débats et du procès en cours, Christophe occupe toujours une place disproportionnée dans la vie d’Adèle – et réciproquement.

  1. Citation : « Les Maisons d’Enfants à Caractère Social (MECS) sont des établissements sociaux ou médico-sociaux dédiés à l’accueil temporaire d’enfants en difficulté. Elles sont spécialisés dans l’accueil de mineurs en difficulté et peuvent accueillir les enfants soit en internat complet, soit en foyer ouvert où les enfants sont scolarisés ou reçoivent une formation professionnelle à l’extérieur. Le placement en MECS est souvent effectué dans des situations difficiles telles que la violence familiale (physique, sexuelle ou psychologique), les problèmes psychologiques ou psychiatriques des parents, les problèmes d’alcoolisme ou de toxicomanie, les graves conflits familiaux, les carences éducatives, les problèmes comportementaux de l’enfant ou l’isolement en France d’un enfant étranger (mineur isolé). » ↩︎
  2. Fingers blancs et Orangina. ↩︎
  3. Et pas très grand pour un enfant de son âge. ↩︎
  4. Le tournage s’est déroulé pendant l’été 2001 à Lyon, en Drôme provençale et à Marseille. ↩︎
  5. Elle en donne un récit émouvant dans Little Girl Blue (2023). ↩︎
  6. Autre déclaration : « Je suis parti de trois histoires, de la mienne, de celle d’un de mes amis qui a été abandonné et que j’ai rencontré dans un foyer à Paris, et de celle de de mon meilleur ami Joseph (à qui le film est dédié) et qui était un enfant battu. Mon père était pied noir, quand il est arrivé en France en 62, il n’avait pas de diplôme, pas d’argent, pas de travail. Entre 0 et 8 ans nous avons vécu dans 17 villes différentes dont 3 ans au Canada et dans le sud de la France. Je ne peux dire d’aucun endroit « ici, c’est chez moi ». De là, est né l’idée de ces deux gamins qui débarquent à Marseille et qui cherchent une maison, LEUR maison. Celle que Chloé imagine. Pour pouvoir dire enfin « ça y est, nous sommes chez nous » (4 septembre 2002, site avoir-alire.com). ↩︎
  7. La mise en scène de l’interview du 4 novembre 2019 par Edwy Plenel et Marine Turchi a suscité des reproches de manipulation politique.  ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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