La Rose Pourpre du Caire (Woody Allen, 1985)

Un brouillage des limites qui transgresse la mise en abyme elle-même

Ça ressemble à une histoire de mise en abyme. Dans un film titré La Rose Pourpre du Caire, réalisé par Woody Allen en 1985, un personnage interprété par Mia Farrow, Cecilia, voit un autre film intitulé lui aussi La Rose Pourpre du Caire, produit par un certain Raoul Hirsch en 1935, l’année où l’histoire est située. Il y a bien une Rose Pourpre du Caire dans la Rose Pourpre du Caire, mais ce n’est pas le même. Les deux films sont homonymes, ils n’ont que le titre en commun – ce qui laisse supposer que le titre choisi par Woody Allen n’est qu’un renvoi, une citation. C’est une fausse mise en abyme, un semblant de mise en abyme pour faire croire qu’à l’intérieur du film est introduite une projection du même film comme sous-partie, ce qui n’est pas le cas. Mais l’ambiguïté, la subtilité du film, c’est que nous le ressentons comme mise en abyme. Puisque Cecilia, la femme de 1985, pénètre un moment dans le film de 1935, c’est qu’il s’agit du même film; et puisque Tom Baxter, le personnage du film de 1935 (qui n’est pas par hasard un archéologue, un explorateur), pénètre un moment dans le monde de 1985, c’est qu’il s’agit du même monde. Bien entendu ce n’est pas le cas, mais nous sommes constamment dans l’ambiguïté, entre une vraie mise en abyme et une fausse, entre une vraie histoire romantique et un récit fantastique. Deux frontières sont franchies : dans le temps, comme si les 50 années qui séparent les deux films n’existaient pas; entre le réel et la fiction, si l’on considère que le récit de 1985 est réel, ce qui n’est évidemment pas le cas, puisque c’est aussi une fiction. Le plaisir du film tient à ce franchissement qui pourrait aussi faire passer du malheur au bonheur, ce qui n’arrive pas. Malgré la traversée de l’écran, aussi improbable que la traversée du miroir (voire plus), le film est réaliste. Quand les pauvres sont pauvres, le fantastique est imaginable, il peut même en rester une trace dans les mains (l’ukulele utilisé pour chanter avec le véritable acteur, Gil Shepherd), mais les miracles sont exclus.

Le film décrit l’expérience même du cinéma. Plongée dans le noir, le temps d’un film, dans une salle qui s’appelle le Jewel Theater1, Cécilia peut oublier sa vie réelle (le mari violent, le patron agressif, l’ennui quotidien) en s’identifiant à des personnages qui n’ont rien à voir avec sa vie courante, mais communiquent directement avec son imagination. Bien entendu comme les rêves, un film finit toujours par se terminer. La Rose Pourpre du Caire n’est pas seulement un hommage à Ernst Lubitsch (Trouble in Paradise, 1932), Buster Keaton (Sherlock Jr., 1924) ou Marc Sandrich, dont le film Le danseur du dessus (Top Hot, 1935) est cité lui aussi, c’est la mise en œuvre, en performance, du cinéma lui-même. S’il y a mise en abyme, c’est plutôt là : le cinéma dans le cinéma, le cinéma en général comme sous partie d’un film particulier (ce qu’on nomme parfois métacinéma). Cécilia ne se contente pas de voir un film, elle va au-delà en transgressant le cinéma lui-même, en attirant à elle un personnage qui se croit libre, mais n’est en vérité que le complément, la contrepartie de son désir. Le réel, si réel il y a, c’est la puissance fictionnelle du cinéma, son aptitude à produire de l’événement, du plaisir, à partir d’images et de sons.

  1. Ce cinéma existait effectivement à Brooklyn, le quartier d’enfance de Woody Allen. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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