Ce que cette nature te dit (Hong Sangsoo, 2025)

Il faudrait, pour se dissocier légitimement du monde, être un poète exceptionnel, unique – celui qui n’en est pas digne est rejeté, méprisé

C’est l’histoire d’un garçon plus si jeune que ça (35 ans), fils d’un célèbre avocat, qui s’obstine à vouloir se tenir à l’écart de la carrière, la réussite, la reconnaissance. Il s’appelle Dong-wha et depuis trois ans fréquente la même petite amie, Jeon-hee. Tous deux sont un peu marginaux, ils se sont tenus à l’écart de leurs familles depuis le début de leur relation, jusqu’au jour où Dong-wha raccompagne Jeon-hee dans la maison de campagne de ses parents. C’est une grande propriété avec un beau jardin, quelques poules cheonggye et une vue magnifique sur la montagne (que nous ne voyons presque jamais). Jeon-hee propose à Dong-wha de jeter un coup d’oeil, et il se trouve que ses parents sont là ainsi que sa sœur Seon-hee (ce à quoi, dit Jeon-hee, elle ne s’attendait pas). Dong-wha entame une conversation avec O-ryeong, le père, un homme sympathique, plutôt cultivé, probablement architecte, qui se dit en admiration devant les talents de poétesse de sa femme Neung-hee. Ravis de faire connaissance avec l’ami de leur fille, les parents invitent le couple à dîner, et en attendant, l’après-midi, les trois jeunes partent pour une visite touristique dans une ville proche où ils déjeunent ensemble. Dong-wha semble heureux du repas et engloutit plus d’une part de viande du Bibimbap (비빔밥) servi au restaurant. Il admire les pagodes de pierre et médite devant le temple bouddhiste. Jeon-hee se moque de lui quand il prétend ne rien savoir et ne rien vouloir savoir – une affirmation récurrente, peu originale. 

Pour le dîner, la mère a préparé un repas somptueux, le Dakdoritang (닭도리탕), ragoût préparé avec un des poulets de sa propre basse-cour. Le père pousse Dong-wha à boire. Celui-ci explique pourquoi il a choisi cette situation précaire. Il déclare n’avoir pas de grands besoins, pouvoir se contenter d’un petit appartement et d’une vieille voiture. Il a décidé de ne vivre que de ses modestes revenus de photographe de mariage. Il ne fait jamais d’économies, n’a aucune raison d’en faire et refuse l’argent de son père. Sur ce point Seon-hee, la sœur de Jeon-hee, ne cesse d’insister. Elle est une sorte de double négatif de Dong-wha. Comme lui, elle a abandonné ses études, comme lui elle s’intéresse à l’art. Alors qu’il se présente comme poète, elle s’est mise tardivement au gayageum (가야금), cet instrument à cordes pincées typique de la tradition coréenne. Tandis que Dong-wha se révèle un médiocre poète, Seon-hee sait qu’elle ne maîtrisera jamais cet instrument. Comme lui, elle a renoncé au savoir, à la connaissance, à l’ambition sociale, mais contrairement à lui, elle vit dans le confort procuré par ses parents. Tel est le clivage essentiel du film : il se déclare heureux de vivre de peu, tandis qu’elle, elle est malheureuse. Il prétend avoir choisi cette vie modeste, mais elle ne le croit pas. Dès qu’il en a la possibilité, il apprécie la nourriture, l’alcool. Elle est a personne qui lui ressemble le plus dans la famille de Jeon-hee, mais elle est aussi celle qui le dévalorise le plus. Quoi qu’il en dise et quoi qu’il fasse, dit-elle, il dépend virtuellement de son père. À force d’entendre cela il se met en colère, perd son contrôle. C’est une catastrophe pour Jeon-hee pleure et ne peut pas l’arrêter. Le repas se termine dans la gène mutuelle. 

On est au cœur des tensions de l’éthique reprise de film en film par Hong Sangsoo. Il défend un idéal de déprise : refuser la pression de la société, les enjeux de compétition, les contraintes financières, se tenir à l’écart de la consommation, jouir de la méditation1, se concentrer sur la littérature, la vie spirituelle, les gestes simples de la vie quotidienne comme le partage des repas. Mais il faut bien manger, et Dong-wha n’y manque pas, ce serait même son point faible. De même que Hong Sangsoo va de festival en festival, de prix prestigieux en prix prestigieux, y compris pour ce film sélectionné dans la compétition officielle de Berlin, Dong-wha rêve de devenir un grand poète. Il se déplace avec son cahier pour noter la moindre de ses impressions dans l’espoir de publier ses écrits, mais n’y arrive pas. Il n’est pas si facile de se retirer du monde, de se dissocier de la société. C’est aussi une posture, surtout quand à l’âge de 35 ans, on n’a encore rien fait, jamais démontré ses qualités.

Les parents de Jeon-hee sont bienveillants, ils seraient tous prêts à reconnaître les qualités de Dong-wha, mais il n’en a pas. Son problème, c’est qu’il est une personne banale, sans aucun talent positif. Son seul talent est négatif, mais rare : il se retire des objectifs usuels du Coréen moyen. Contrairement au Meursault d’Albert Camus dans L’Étranger, il n’a tué personne, mais à la manière de Meursault, il est un étranger dans son propre pays. Personne ne peut le comprendre, et lui-même cède parfois aux passions. Il voudrait se retirer de tout, mais il mange trop. Le père et la mère de Jeon-hee ont des compétences, O-ryeong s’occupe du jardin, Neung-hee prépare des plats traditionnels, tandis que lui ne semble n’en avoir aucune. Pendant trois ans, cette position de retrait a attiré Jeon-hee – mais voici que cette posture se révèle dans sa vacuité, justement dans la maison de campagne de ses parents. Ce retrait apparaît comme prétentieux, superficiel, intenable, inassumable. La sœur de Jeon-hee n’incarne pas son opposé, mais son avenir.

Le couple n’avait pas prévu de s’arrêter dans cette maison de campagne, mais maintenant qu’ils y sont, Dong-wha est mis à l’épreuve, il est soumis au jugement des autres et ce jugement est implacable, terrible. Les parents de Jeon-hee sont des gens ouverts, cultivés, sympathiques. Ils sont a priori capables de comprendre le positionnement du jeune homme, mais ils ne peuvent pas s’empêcher de l’évaluer. O-ryeong vérifie la qualité de sa voiture, Neung-hee se montre supérieure à lui dans la poésie. Ils ont tout fait pour lui faire honneur, mais ils finissent par se rendre compte qu’il n’en est pas digne. À la fin tout s’écroule pour lui. Il a perdu son prestige pour Jeon-hee, il a été humilié, il s’est blessé en essayant en pleine nuit de voir la lune sur la colline aménagée par O-ryeong. Il ne lui reste plus qu’à se rendre à l’hôpital, et sur le chemin, sa vieille voiture l’abandonne. C’est la panne ultime. Il appelle à l’aide, sur l’écran son visage se brouille2.

C’est l’histoire d’un échec, d’une impossibilité. Ce que la « nature » dit, la nature en tant que circularité sans issue, contrainte absolue, cumul des obligations vitales et sociales, c’est que les tentatives de déprise de Dong-wha sont annihilées dès qu’il se trouve en présence du monde – le monde étant incarné, dans le film, par cette belle maison de campagne avec ses propriétaires sympathiques. Sa copine Jeon-hee, qui est une personne forte comme le disent ses parents, va se débarrasser de l’homme qui a personnifié pendant des années son désir d’autonomie. Si Dong-wha avait été un poète brillant, exceptionnel, s’il avait pu vivre heureux dans l’austérité, il ne se serait pas ridiculisé. Il n’a pas été digne de sa posture, mais d’un autre côté cette non-dignité est sa dignité. Il aura tenté de vaincre ses contradictions. N’ayant de place ni dans le monde, ni en-dehors du monde, il ne lui reste que les marges, les positions inconfortables. Une personne banale, sans talent ni qualité particulière, ne peut pas se retirer des contraintes usuelles sans être déclassée, méprisée. Pour ne pas trahir ce choix, il faudrait un courage exceptionnel – dont manque l’homme du commun incarné par Dong-wha. 

Tout cela bien sûr renvoie à la position de Hong Sangsoo dans le champ du cinéma. La possibilité d’un retrait banal, courant, est l’un de ses thèmes préférés, peut-être son seul thème ou celui qui l’attire toujours, dont il ne peut pas se débarrasser. Il voudrait se déprendre du cinéma commercial, mais il ne cesse d’y participer. Ce film pousse aussi loin que possible l’aporie de sa position. Comme Dong-wha il est blessé, en froid avec l’institution, mais il y a une différence essentielle : il réussit. Que ses films soient peu vus ne change rien à son prestige. Il n’est pas un bras cassé, un loser indigne, il triomphe dans le retrait. Comment réussir tout en affirmant sa volonté de se détacher ? C’est tout un art. Hong Sangsoo se montre heureux de sa situation comme le personnage Hirayama de Perfect Days, (Wim Wenders, 2023), heureux de nettoyer les toilettes publiques puisque c’est la condition de sa liberté.

  1. Il va jusqu’à s’agenouiller sur la tombe de la grand-mère de Jeon-hee. ↩︎
  2. D’autres plans du film sont volontairement moins nets, comme pour souligner la myopie de Dong-wha. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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