Franz K. (Agnieszka Holland, 2025)

Il faudrait, en racontant quelques traits de la vie de Kafka, faire ressentir l’insaisissabilité d’une œuvre inexplicable, mais on n’arrive qu’à enfler encore plus l’infini volume de ses parerga
Comme tout biopic, ce film raconte avec moult détails les aspects familiaux, sentimentaux, psychologiques, sociaux, sexuels et autres qui forment l’histoire et l’environnement de Franz Kafka, mais l’œuvre n’y est évoquée que de très loin, en quelques détails, quelques mots et quelques anecdotes. Le biopic a trait à la visibilité de la personne, sa dimension publique, racontable, si possible avec quelques accentuations et effets spectaculaires dont on imagine qu’ils soulignent le point de vue retenu. Ici le pudique Kafka pas vraiment tourné vers l’érotisme se retrouve avec des scènes de prostitution, et le jeune homme réservé doit composer avec des hommes nus en pagaille. Pourquoi pas ? Sachant qu’on comprend mal les histoires de scarabées, de taupes, de souris, de vautours ou de singes racontées par l’auteur, pourquoi se priver d’ajouter en complément des hommes nus ? Pour faire sentir le caractère exceptionnel des ouvrages de Kafka (alors que peut-être sa vie est plus banale, moins digne de récit), le film recourt à la caricature. Plus le père est colérique et cruel, plus on imagine que la transmutation des humains en animaux est justifiée. Plus les voies usuelles de l’insertion sociale (mariage, carrière) sont bouchées, plus le labyrinthe bureaucratique semble explicable. L’important pour l’auteur du biopic est de marquer les esprits. Bien entendu cela relève plus du cliché que de l’analyse historique ou littéraire. Peut-être Franz Kafka s’ennuyait-il à son travail (ce n’est pas sûr), mais il était bien noté, considéré, et n’était pas écarté des promotions. La Lettre au Père (1919) dit bien des choses, mais ne justifie pas nécessairement la médiocrité attribuée à Hermann. Ce n’est pas grave, après tout la dénonciation du patriarcat se trouve bel et bien dans les écrits de Franz. Si l’on devait trouver une qualité à ce film, ce serait paradoxalement le fait qu’en prétendant illustrer, il n’explique rien. Il ajoute des images, il donne corps à la mère, les sœurs, les amis, les amantes, comme on le fait aussi dans le musée Kafka de Prague, et le résultat est l’élision de l’œuvre, son effacement. Le personnage est irréductible au récit, il reste insaisissable. Pourquoi ces quelques textes inachevés rédigés par un homme seul, dont l’ensemble pourrait facilement être transporté dans une petite valise d’aéroport en aéroport, ont-ils généré des millions ou des dizaines de millions de commentaires ? Pourquoi le mot « kafkaïen » existe-t-il dans la plupart des langues du monde moderne ? La question est posée à l’intérieur du film et restera sans réponse. C’est une production qui s’ajoutera à l’immense médiathèque construite autour de l’étrange nom de Kafka dont la sonorité à elle seule attire l’attention, une stupéfiante prolifération de marges, de descriptions, de notices, d’objets dérivés et de dérivations, de bordures, de compléments, d’extensions et de suppléments, une démultiplication des parerga qui semble ne jamais devoir s’arrêter. En vérité l’œuvre n’est pas l’homme et l’homme n’est pas l’œuvre, contrairement à ce que l’on dit parfois. Comme toutes les autres tentatives de biopic, celle d’Agnieszka Holland est désespérée.
Il reste une question posée par l’existence même de ce film : pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi ce biopic-là réalisé et produit à l’époque des Trump, des Poutine et des MAGA, en 2025 ? La question était déjà posée pour l’une ou l’autre des très nombreuses adaptations au cinéma de textes de Kafka comme Le Procès d’Orson Welles (1962), Le Chateau de Michael Haneke (1997) ou le Kafka de Steven Soderbergh (1991), qui participent toutes de l’infinie extension des parerga. On sait qu’Agnieszka Holland y pensait depuis longtemps, mais cela ne change rien à son actualité. Il y a un temps pour tout, un temps pour répondre à la marchandisation touristique par un éclat de rire, un temps pour s’inquiéter de l’anonymisation et de la désubjectivation générales, et surtout un temps pour le deuil – juste un siècle après la mort de Franz. À chacun sa façon de tenter de faire le deuil d’une personne, surtout une personne qu’on n’a pas connue. On n’est pas obligé de partager celle d’Agnieszka, tout en partageant le deuil.