Brouillage : un cinéma qui fait vaciller les limites
Il arrive que le cinéma fasse trembler les limites, pas seulement les limites géographiques ou spatiales, sociales (Parasite, Bong Joon-Ho, 2019) ou linguistiques (Un soir un train, André Delvaux, 1968), les limites d’âge (May Décember, Todd Haynes, 2023), de généalogie (Amira, Mohamed Diab, 2021), celles entre la vie et la mort (Sleep well , Jean-Luc Nancy), mais aussi celles qui prétendent différencier les espèces, leurs émotions, leurs visions du monde. C’est le cas du film d’Ana Vaz Il fait nuit en Amérique (2022) où le regard d’un animal, tout en restant absolument étranger, contamine notre propre regard. Nous sommes surpris de ressentir sa terreur, de voir avec ses yeux. Même si nous savons que nous détruisons leurs milieux, même si nous sommes déjà convaincus, honteux, catastrophés, même si nous ne sommes pas attirés dans l’univers d’une autre espèce comme dans Le Règne animal de Thomas Cailley (2023), nous supportons difficilement ce regard.
Où mène le brouillage, à quoi conduit-il ? Dans l’histoire de transition de genre racontée par Jacques Audiard, Emilia Perez, le changement d’identité et de sexe ne suffit pas pour se débarrasser du bisexuel. Le personnage devenu femme reste un père, le chef de gang reconverti dans l’humanitaire replonge dans la violence. Il en résulte, dans la forme même du film, une hybridation générale intenable, insupportable. Après sa mort, le personnage ne peut revivre que sous la forme de statue, d’idole, une épiphanie qui, pour le public, préserve les différences, l’opposition entre bien et mal. La conviction populaire se transforme en rêve, en illusion religieuse.