La La Land (Damien Chazelle, 2016)

Entre deux gardiens de l’inconditionnel, la rencontre est aussi fatale qu’impossible.

C’est une histoire rigoureuse, quasiment mathématique1, une sorte de démonstration à la manière d’un conte où d’un mythe – et aussi un film aimé par la majorité des critiques, des institutions et du grand public2. On peut y lire, en toute modestie, les apories de l’inconditionnel. 

Générique3 : Il fait beau à Los Angeles. Dans les voitures à l’arrêt sur une bretelle d’autoroute, tout le monde écoute, à la radio, une musique jazzy. Soudain, une femme sort en claquant la portière. Elle chante, danse avec un tel dynamisme, une telle joie, une telle énergie que les autres conducteurs la rejoignent sur la chaussée. Une vaste chorégraphie se met en place. On se lève, se soulève, on grimpe sur les capots, on se trémousse, on s’embrasse, on gesticule, on jubile. On applaudit l’orchestre qui fait irruption dans un camion, on chante en chœur, les corps tourbillonnent, virevoltent, les voix se mêlent et les couleurs vives se mélangent4. Puis chacun revient dans sa voiture, on claque à nouveau la porte pour que la file puisse se mettre en route. À la fin de cet impressionnant plan-séquence vient le titre : LA LA LAND. La la land, le pays du la la5, évoquerait pour un francophone la joie de chanter, la pure joie musicale comme telle, sans mots, sans autre signification qu’elle-même (la la la…). D’un coup, les « automobilistes », comme on dit, sortent de leur solitude comme de leur automobile, ils s’extraient de la boîte métallique, se synchronisent, se coordonnent, se solidarisent6. Un court moment, ils suspendent la loi courante, les obligations de la vie quotidienne, et instaurent une autre loi. Laquelle ? Il faut le reste du film pour la préciser.

HIVER.

Un homme (Sebastian Wilder7) écoute du jazz dans sa décapotable. Devant lui, une femme (Mia Dolan8) bloque le trafic en apprenant par cœur un texte9. Il klaxonne, lui lance un coup d’œil exaspéré, elle répond par un doigt d’honneur. Arrivée sur son lieu de travail, Mia, serveuse dans une rue des studios Warner, sert des cafés aux stars de cinéma qui passent. Incapable de se concentrer, elle rêvasse. Convoquée par téléphone pour une audition, elle s’y précipite, mais c’est un échec. Elle rentre chez elle triste, déprimée. Ses colocataires l’entraînent dans une fête. Pièce musicale dansée : Someone in the crowd could take you where you want to go10. Le film alterne les scènes parlées et chantées. Du côté de la parole, il y a le réel (le récit), tandis que du côté du chant, il y a l’humeur, l’affect des personnages, leurs espoirs, leurs désirs. L’intermède musical, c’est aussi l’horizon du réel.

Mia s’ennuie dans la fête, elle veut rentrer chez elle, mais quand elle arrive au parking, elle constate que sa voiture est partie à la fourrière. Obligée de marcher11, elle passe devant un restaurant où une musique l’attire. Elle entre et reconnaît le pianiste, le type agressif qui l’a interpellée sur l’autoroute. Alors que celui-ci s’était engagé auprès du patron à ne jouer que des chansons de Noël, il entame un air inconnu du public, Epilogue12, improvise sur ce thème sur le mode du free-jazz. En colère, le patron le licencie sur-le-champ. Mia s’approche de lui, elle voudrait lui déclarer qu’elle apprécie sa musique, mais il quitte les lieux sans la voir. L’incident la conduit à se remémorer ses propres échecs. Première tension pour Mia : la musique qui a retenu son attention est jouée par l’homme qui l’a agressée. Elle n’a pas été attirée par sa personne, mais par son jeu (le free jazz, auquel elle ne connaît rien).

Rentré chez lui, Sébastian est accueilli par sa sœur qui lui fait des reproches. Il répond que le jazz est la seule chose qui puisse l’intéresser dans la vie13. Il préfère vivre comme un ermite, indifférent aux filles et privilégiant ses fétiches : le tabouret sur lequel Hoagy Carmichael14s’est assis, quelques vieux instruments et disques vintage. Ambigüité : Mia et Sebastian se présentent comme des marginaux. D’un côté ils se tiennent à distance de leur entourage15, en quasi rupture vis-à-vis de l’ordre social, mais d’un autre côté, ils désirent être reconnus pour ce qu’ils croient être : actrice ou pianiste de jazz. Il leur faut concilier un idéal aussi absolu que possible, et les institutions beaucoup plus ambiguës qui pourraient éventuellement concrétiser cet idéal16. Le film mélange, sans toujours les distinguer, deux aspirations : une ambition ancrée dans la vie sociale, le spectacle, la réussite, et un appel vécu comme pur, innocent, immaculé. Le premier oblige à s’insérer dans l’économie, tandis que le second méprise toute économie. Que cette composition hybride, ce compromis puisse exister, révèle la dimension fantasmatique de l’Inconditionnel. Il pourrait y avoir une certaine beauté dans l’alliance entre stéréotypes convenus et aspirations éthérées, mais cette beauté est provisoire, fragile. Comme tout fantasme, elle unit les contraires, mais comme tout fantasme, elle est vouée à l’explosion. Il y a dans le film, en même temps, une exigence et une condamnation de l’inconditionnel.

PRINTEMPS.

Quelques mois ont passé. Lors d’une pool party, dans un orchestre de bar qui reprend des succès des années 80, Mia reconnaît le même pianiste. C’est le troisième croisement, la troisième rencontre de hasard. Elle attire l’attention en sollicitant une chanson : I ran (so far away). Il s’exécute, se tourne vers elle, reconnaît qu’il s’est mal conduit le premier jour, sur l’autoroute, mais proteste contre son choix de chanson : demander I ran, le pire des musiques commerciales, à un musicien sérieux, c’est misérable. Alors qu’au repas de Noël, avant de savoir qui jouait, c’est le son du jazz pur qui l’avait attirée, elle choisit, pour la seconde rencontre, le type de musique qu’il hait le plus : une façon de le provoquer, d’exiger de lui qu’il revienne à sa véritable place. Un musicien qui prend le risque du licenciement le soir de Noël ne devrait pas s’abaisser, revenir au plus banal des rocks, quelques semaines plus tard. Dans I ran, ce n’est pas la musique qui a motivé Mia, c’est le texte17. Rien n’est plus misérable que la fuite.

Pour la première fois, Mia se présente comme actrice. Sébastian ironise, lui dit adieu, fait mine de s’en aller, mais elle le retient en lui demandant de récupérer ses clefs auprès du voiturier18. Ils partent ensemble. Étrange qu’on n’arrête pas de se rencontrer, dit-elle. – Cela signifie peut-être quelque chose ? – Je ne crois pas. – Moi non plus. Sur le chemin du parking, ils longent le soleil couchant, avec vue sur la ville19, occasion d’une nouvelle chanson20 où chacun déclare à l’autre qu’il ne ressent rien, absolument rien, pour lui. Comme ils prononcent les mêmes mots, font les mêmes gestes et esquissent les mêmes pas de danse, on comprend qu’il n’en est rien, on devine qu’ils commencent à s’aimer. Chacun a repéré, chez l’autre, la même faiblesse : ce qui le passionne le plus au monde, il ne peut l’accomplir. Pour autant que la passion soit inconditionnelle, il faut que l’amour le soit aussi.

Un certain Greg appelle Mia, elle est en retard, ils se séparent. Le lendemain, Sebastian retrouve Mia dans la cafétéria où elle travaille (quatrième rencontre, c’est lui qui prend l’initiative). Elle lui montre, en face de chez elle21, la fenêtre22 où Humphrey Bogart et Ingrid Bergman ont tourné pour Casablanca23. Ils passent devant des scènes de tournage, des studios de cinéma. Ils se racontent leur vie, elle déclare qu’elle déteste le jazz, ils vont dans un club (un vrai). Le jazz qu’elle déteste est celui des ascenseurs et de la radio, auquel personne ne fait attention. Dans le jazz qu’il défend, chaque musicien, dit-il, a sa propre idée de la musique qu’il joue24. Le jazz, c’est le conflit. Il faut qu’à chaque session, chaque nuit, un nouveau compromis s’élabore25. Cette dynamique est en train de mourir, Sebastian veut la sauver, il faut pour cela qu’il ouvre son propre club où l’on ne jouera que du pur jazz. La discussion ne porte pas sur le métier d’acteur mais sur ce jazz unique, inimitable, déjà quasiment disparu, un jazz libre qui surgit sans cause, inconditionnellement, de pulsions profondes, inanalysables26. Ce qui les rapproche, le véritable sujet de leur conversation, c’est ce secret du jazz, un secret qu’aucune détermination sociale ne peut expliquer.

Mia est convoquée pour une audition pour un programme de télévision, Dangerous Minds with the OC27, dont elle ne sait qu’une chose : son thème est comparable à celui de Rebel without a Cause28, un film qu’elle n’a jamais vu. Elle en parle à Sebastian, ils se donnent rendez-vous pour le voir ensemble au cinéma Rialto29. Heureux de ce rendez-vous, Sebastian chante les lumières de la ville30. Est-ce qu’elles brillent seulement pour lui ? Est-ce le début d’un rêve que je ne peux pas rendre vrai ? murmure-t-il. Son amour naissant pour Elena ne rapproche pas Sebastian du jazz, au contraire. Il oublie le jazz, y renonce partiellement pour un autre rêve.

Mia se rend à l’audition, qui est encore un échec. Le soir du rendez-vous, Greg vient la chercher pour un dîner prévu depuis longtemps, qu’elle avait oublié. Elle assiste au dîner sans écouter la conversation (voyages, vacances, langues exotiques). Sebastian l’attend vainement devant le cinéma et finit par rentrer, seul. À ce moment précis, par un haut-parleur, en musique de fond du restaurant où dîne Amy, survient Epilogue, le morceau qui lui rappelle, irrésistiblement, Sebastian. Cette musique opère comme un commandement, un appel. I am sorry dit-elle, et elle court rejoindre Sebastian au cinéma. Son amour naissant pour Sebastian rapproche Mia du jazz. La musique de fond qui surgit du haut-parleur surgit aussi du fond d’elle-même, un fond habituellement refoulé, inaccessible. C’est là qu’elle doit aller, nulle part ailleurs.

Ensemble, souriants, ils assistent l’un à côté de l’autre au moment où, dans le film de Nicholas Ray, la voiture arrive en trombe devant le Griffith Observatory. Au début de la scène du planétarium, leurs mains se serrent, ils tentent de s’embrasser quand un incident survient : pellicule déchirée, brûlée, la projection s’arrête. J’ai une idée dit Mia. Ils s’en vont et pénètrent, par une porte de derrière, dans le Samuel Oschin Planetarium du Griffith Observatory31. Ils dansent autour des appareils, mettent en route le spectacle automatique du Planetarium, prennent leur envol dans la voie lactée, marchent sur les nuages, se tiennent la main32, valsent dans les cieux, et enfin reviennent sur terre et s’embrassent. À ce moment du mélo, le rêve est montré comme rêve, le fantasme comme fantasme – et corrélativement ce ne sont que des rêves d’amour, rien à voir le jazz, ni avec la comédie. 

ÉTÉ.

Sur les conseils de Sebastian, Mia écrit une pièce, son futur one woman show. Mia y parle de son passé. C’est la réintroduction de son histoire personnelle, sa généalogie. Ils emménagent ensemble, vivent le bonheur d’un couple heureux, entre Los Angeles et San Francisco. Il joue le jazz qu’il aime, elle danse sur sa musique, ils s’aiment et se le disent, se le déclarent voluptueusement33. C’est alors qu’un vieil ami de Sebastian, Keith, lui propose d’entrer dans son groupe de jazz-rock, The Messengers. Voici le passé de Sébastien qui revient à son tour. On sort de la dimension de l’amour, qui ne peut se perpétuer qu’au présent. Sebastian commence par refuser tandis que Mia finit d’écrire sa pièce. Elle dessine un logo pour son futur club de jazz : SEB🎶S34, mais lui décide d’accepter son intégration dans le groupe de Keith. Discours de Keith : Tu joues pour les vieillards qui vont au Lighthouse35. Où sont les gamins ? Où sont les jeunes ? Tu es obsédé par Kenny Clarke et Thelonious Monk. Eux étaient révolutionnaires, mais comment peux-tu l’être si tu es si traditionnaliste ? Tu t’accroches au passé, mais le jazz concerne le futur. Et d’ajouter l’expression intraduisible : You’re a pain in the ass, man36. Que veulent dire ces mots : révolutionnairefutur ? C’est la question posée implicitement par Keith. Si le futur ne se définit que par l’avancement du temps, alors il peut ressembler au passé. Si être révolutionnaire signifie l’acquiescement aux changements qui s’imposent, jour après jour, alors le mot révolution revient à son étymologie : retour périodique d’un astre à un point de son orbite. Sebastian ne croit pas un mot de ce que dit Keith, mais se laisse entraîner dans le cercle37. En voulant sécuriser son futur, il le suture, il l’anesthésie, il l’efface.

Les Messengers plaisent au public. Le groupe va de tournée en tournée, de succès populaire et rentrées d’argent. Et si finalement nos rêves38 devenaient réalité ? se demande Sebastian qui s’engage sur la durée, signe des contrats. Mia quitte son emploi de serveuse et se met à l’écriture39. Elle vit presque toujours seule, n’apprécie guère ses concerts, évite la foule, se replie sur elle-même.

AUTOMNE.

Restée à L.A., Mia ne parle que rarement à Sebastian, au téléphone. Un jour, il rentre à l’improviste, prépare un repas. Je suis si contente que tu sois à la maison dit-elle. Il voudrait qu’elle l’accompagne dans ses voyages, elle ne peut pas car elle doit répéter sa pièce. Il a signé des contrats, ne peut interrompre ni ses tournées, ni ses concerts, ni ses enregistrements. Elle découvre que la situation actuelle risque de durer des années, qu’elle n’aura pas de fin, qu’ils ne vivront jamais vraiment ensemble. C’est alors que survient le moment central du film, la dispute40Est-ce que tu aimes la musique que tu joues ?demande-t-elle. – Je ne sais pas. En quoi c’est important ? – Si tu renonces à ton rêve, je crois que c’est important. C’est important pour lui, mais, laisse-t-elle entendre, c’est surtout important pour elle. Le rêve du jazz pur, c’est celui de l’homme qu’elle aime. S’il l’abandonne, elle le perd, lui. – Et toi, est-ce que tu aimes la musique que je joue ? demande Sebastian. – Oui. Je l’aime, mais je ne pensais pas que toi, tu l’aimais. – Euhhh…

Qui aime qui ? Qui aime quoi ? Mia déclare aimer la musique jazz-rock, mais pour ce qui concerne Sebastian, elle ne l’aime que si, lui, il n’aime pas cette musique qu’il joue. Elle introduit dans la relation une dimension qui n’existait pas jusqu’alors, la culpabilité. S’il gagne de l’argent, s’il fait des tournées avec de la mauvaise musique, alors il est responsable de la fin de leur amour. Il ne peut rien faire contre cette culpabilité qui monte en lui, qui l’embarrasse, l’empêche de parler. S’il parlait, il faudrait qu’il soutienne une contradiction insoluble : si son désir inconditionnel de jazz pur était conditionné par l’obligation de répondre à un amour, alors il ne serait plus inconditionnel. « Tu disais qu’il n’y avait rien de pire que Keith, et maintenant tu vas faire des tournées avec lui pendant des années, donc je… » dit Mia sans achever sa phrase. « Et toi, maintenant, qu’est-ce que tu fais ? » répond Sebastian. Mia non plus ne peut pas parler. Si son équilibre repose sur l’exigence d’une inconditionnalité venue de l’autre, alors elle ne se comprend plus elle-même, elle se dérobe à elle-même. D’un côté, il faut absolument distinguer le conditionnel de l’inconditionnel, mais d’un autre côté, il n’existe aucun critère, aucun jugement objectif à l’appui de cette distinction. Pendant que Sebastian travaille pour les Messengers, Mia écrit pour le théâtre. Est-ce différent ? Est-ce la même chose ? La question ne peut être tranchée par aucun d’entre eux, mais par le mouvement de leur relation.

Dans l’échange confus où chacun se renvoie la balle, l’enjeu est la possibilité même de l’inconditionnel, pas moins : – Je ne pense pas que tu sois heureux. – Qu’est-ce que tu veux dire, quand tu me demandes ce que je fais ? – Je croyais que tu voulais que je le fasse, mais apparemment tu ne veux plus. – Qu’est-ce que tu veux dire, je voulais que tu fasses ça ? – C’est ce que tu voulais pour moi. – D’appartenir à un groupe ? – Appartenir à un groupe, avoir un travail stable, tu sais ? – Bien sûr ! Je voulais que tu aies un travail stable, que tu tiennes compte de toi-même et de ta vie, que tu ouvres ton club ! – C’est ce que je fais, je ne comprends pas pourquoi on ne s’en félicite pas. – Pourquoi tu n’ouvres pas ton club ? – Tu as dit toi-même que personne ne voulait aller dans ce genre de club. Personne ne veut aller dans un club nommé « Chicken on a Stick » – Alors, change le nom ! – Bon, personne n’aime le jazz, pas même toi ! – J’aime le jazz à cause de toi ! – Et c’est pour ça que je pensais que tu voulais que je fasse ça. Qu’est-ce que je dois faire ? Revenir aux « Jingle Bells41 » ? – Ce n’est pas ce que je dis. Je dis pourquoi est-ce que tu ne récupères pas ton argent et tu ouvres ton club ? – Récupérer des sous pour ouvrir un club où personne ne veut aller ? – Les gens iront parce que c’est ce qui tu passionne, et les gens aiment ce qui passionne les autres, tu rappelles aux gens ce qu’ils ont oublié. 

Mia insiste sur son intuition centrale : l’inconditionnel appelle l’inconditionnel, et il faut répondre à cet appel. Pour Sebastian, cet appel est devenu inaudible. Il n’entend que l’autre appel, plus puissant selon lui, celui de la passion conditionnelle venue de l’autre (les consommateurs, le public). – Ce n’est pas mon expérience, quoiqu’il en soit, d’accord ? Il est temps de grandir, tu comprends ? J’ai un travail stable, c’est ce que je fais. Et maintenant tout d’un coup, si tu avais posé ces questions, j’aurais préféré que tu le dises avant, avant que je signe ce sacré contrat ! – Je fais remarquer que tu avais un rêve, que tu le suivais, que tu y collais, … – Le rêve, c’est ça ! C’est le rêve ! – Ce n’est pas notre rêve ! Pour Mia, il y a notre rêve, et c’est le jazz pur. Ce n’est pas seulement son rêve à lui, c’est le rêve qui les unissait, le rêve inconditionnel qui faisait de leur amour un amour inconditionnel incomparable à tout autre. La preuve de l’inconditionnel n’est pas son contenu, c’est sa place dans le discours, dans le jugement. Mia ne reproche pas à Sebastian de faire une mauvaise musique, elle lui reproche d’avoir détruit notre rêve. L’homme qu’elle aimait en lui42, c’était celui qui ne renonce pas, le pianiste inconditionnel du jazz pur43. – De quoi parles-tu ? Les gens comme moi travaillent toute leur vie pour être dans quelque chose qui réussisse, que les gens aiment. Tu comprends ? Je veux dire, je fais maintenant quelque chose que les gens apprécient. – Depuis quand est-ce que tu veux être aimé ? – Que j’aime ça ou non, ça n’a pas d’importance. – Pourquoi est-ce que tu attaches tant d’importance au fait d’être aimé ? – Tu es une actrice. De quoi tu parles ? 

Ce qui apparaît désormais, c’est que le problème, c’est l’amour. Une actrice veut être aimée. Elle est par essence, dans un rapport de séduction. Pourquoi n’en irait-il pas de même pour un musicien ? – Peut-être, dit Sebastian, est-ce que tu m’aimais seulement quand j’étais en échec, parce que comme ça tu te sentais meilleure. – Tu plaisantes ? – Non. … Je ne sais pas. » Sebastian bafouille, il se rend compte qu’il est allé trop loin. Il oublie que le désir inconditionnel ne peut pas être mis en échec, car même s’il n’aboutit pas, il reste inconditionnel. Quoiqu’il fasse, en ayant abandonné ce désir, il ne peut pas avoir réussi. À ce moment le four sonne, le dîner brûle. La discussion se termine, la soirée aussi. Mia peut suivre son chemin, libérée de son engagement à l’égard de Sebastian.

Le lendemain est le jour où Mia Dolan joue la première de son one woman show, So long. Sebastian aurait dû venir, mais à la dernière minute, Keith lui rappelle qu’il y a, le soir même, séance photo. Il donne la priorité à son travail44, et Mia performe seule, devant un public clairsemé. C’est un échec. La séance photo de Sebastian est particulièrement caricaturale : il doit se déguiser, prendre des poses, faire le pitre. Seule compensation : il joue quelques mesures d’Epilogue, la pièce fétiche de sa relation avec Mia. Quand il arrive en courant dans l’appartement, la porte est close. « Je suis désolé, Mia, je vais réparer, je vais me rattraper ». « Non, c’est fini, c’est terminé, je suis fichue, personne n’est venu, je ne peux pas rembourser le théâtre. Je rentre chez moi – Chez toi, c’est ici. – Non, chez moi chez moi. – C’est ici chez chez toi. – Non, plus maintenant. ». Mia revient tristement chez ses parents, dans le Nevada, tandis que Sebastian quitte les Messengers, et l’effet de ce drame, comme toujours, c’est que tout le monde se sent coupable. À présent Sebastian a une dette à l’égard de Mia. Il faudra qu’il la paye, mais la logique d’une telle réparation n’a plus rien à avoir avec l’Inconditionnel.

Sebastian reçoit un appel destiné à Mia Dolan : on la recherche pour un casting. Il se précipite à Boulder City, retrouve la maison des parents de Mia (en face de la bibliothèque, elle le lui avait dit). Une certaine Amy Brandt, directrice de casting, a vu So long et voudrait rencontrer Mia dès le lendemain matin. En allant la chercher, en faisant ce qu’il avait omis de faire autrefois, l’accompagner dans l’épreuve, Sebastian paye sa dette. Mia commence par refuser (Je ne suis peut-être pas assez bonne), explique que c’est un rêve impossible, qu’elle a tenté sa chance pendant six ans sans réussir. « Pourquoi est-ce que tu ne veux pas réessayer ? » demande Sebastian. « Parce que ça fait trop mal » répond Mia. L’inconditionnel, ça ne fait pas du bien, ça fait mal. Il faut en passer par ce mal. S’il fallait une morale à cette histoire, elle est là.

Le lendemain, Mia fait la route de L.A. avec Sebastian. Ils vont ensemble à l’audition. Les responsables du casting expliquent à Mia que le film aura lieu à Paris45, sans script, dans un processus ou le personnage est créé à partir de l’actrice, et non l’inverse. Pour la mettre à l’épreuve, on lui demande d’improviser, immédiatement une histoire. Elle hésite puis reprend, en chantant, les aventures de sa tante dont les récits de voyage – à Paris justement – l’ont convaincue de devenir artiste. « Un jour, elle a sauté pieds nus dans la Seine. L’eau était froide et malgré son rhume, elle a dit qu’elle recommencerait. Ainsi font les rêveurs, même s’ils semblent fous ou idiots, même quand notre cœur souffre, même quand nous créons un chaos, un désordre. Par sa perception d’un ciel infini, d’un crépuscule encadré, elle a pu vivre dans son jus, puis mourir dans un tremblement. J’ai gardé le souvenir de la flamme qui anime ceux qui rêvent. Elle m’a fait comprendre qu’un peu de folie est la clef pour nous faire voir des couleurs nouvelles. Qui sait où cela nous conduit ? Ils ont besoin de nous pour cela : faire venir les rebelles, les éventreurs de cailloux, les poètes et les peintres. En souriant, elle a dit qu’elle recommencerait ». Il a fallu une improvisation pour qu’elle tente, explicitement ou presque, une apologie de l’inconditionnel. Ce qu’elle nomme un rêve n’est pas une partie de plaisir, ça fait mal, mais il faut aller jusqu’au bout, continuer, inventer son rôle – exactement ce qu’on lui demandait.

En plein jour dans Griffith Park, Mia et Sebastian discutent. Où sommes-nous ? demande-t-elle. Que faisons-nous ? Il répond : Quand tu auras ce rôle, tu devrais tout lui donner, tout. C’est ton rêve. – Et toi, tu vas faire quoi ? – Je suivrai mon propre plan. Nous devons attendre et voir ce qui arrivera. Ils se déclarent mutuellement leur amour, mais se séparent.

HIVER

Cinq ans plus tard, Mia revient comme consommatrice dans le café des studios Warner où elle a été serveuse. Personne ne la reconnaît. Elle est devenue une actrice célèbre, mariée, maman d’une petite fille. Prise avec son mari dans un embouteillage46, elle propose de dîner sur le chemin. Ils tombent par hasard sur un club de jazz et entrent. Elle s’arrête devant le nom : SEB🎶S, le logo qu’elle avait elle-même dessiné. C’est bien le club de Sebastian, resté célibataire, qui présente au public les artistes du jour. Il reconnaît Mia, va au piano et joue Epilogue47. La pièce de musique déclenche un intermède fantasmatico-musical : leur passé commun leur revient en mémoire. Ils dansent ensemble, dans une chorégraphie qui rappelle la scène du générique (avec une autoroute en carton). Tout se passe comme s’ils avaient traversé l’Atlantique, comme s’il avait joué pour elle à Paris, au Caveau de la Huchette, comme s’ils avaient marché l’un près de l’autre sur les quais de la Seine, monté jusqu’aux cieux et même eu un enfant ensemble. Mais tout cela n’est qu’une illusion, un rêve. Elle est, pour lui, la gardienne de l’inconditionnel, tandis qu’il est, pour elle, le gardien de l’inconditionnel. C’est pourquoi, en-dehors du rêve, ils ne peuvent pas rester ensemble.

Ils se jettent un dernier regard48. Mia s’en va avec son mari légitime. Le film se termine sur un double sourire.

Le dernier rêve éveillé de Sébastien renvoie au désir le plus conventionnel, le plus commun du film musical : ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants. Ce rêve qu’ils ne peuvent pas réaliser en commun est en voie d’accomplissement pour Mia – tandis que Sebastian a fait un autre choix. Tout se passe comme si lui seul préservait, dans son club, l’inconditionnalité du jazz49.

  1. Damien Chazelle est le fils du mathématicien et informaticien Bernard Chazelle, un des pionniers de la géométrie algorithmique, professeur à Princeton. ↩︎
  2. Le réalisateur a commencé à écrire le script alors qu’il n’était qu’étudiant. Le film est rapidement devenu un classique, le plus primé de l’histoire des Golden Globes. En 2017, il n’a pas obtenu l’Oscar, mais quatorze nominations et six statuettes. Deux films seulement avaient auparavant atteint ce nombre de nominations : Titanic (James Cameron, 1997) et Eve (Joseph L. Mankiewicz, 1951). ↩︎
  3. Dès le début, ce plan-séquence surprend, il apporte de la joie, du plaisir. Le film se pose comme comédie musicale (classique), et en même temps critique sociale (chacun dans sa voiture…). Il s’agit d’emblée, sans condition (sans qu’aucune cause rationnelle, aucune réalité pratique, ne le rende possible), de méta-cinéma. ↩︎
  4. La vivacité des couleurs évoque, sans la pluie, le générique des Parapluies de Cherbourg (Jacques Demy, 1964), tandis que la danse autour des véhicules évoque celui des Demoiselles de Rochefort (Jacques Demy, 1967). ↩︎
  5. En anglo-américain, l’expression La La Land désigne le quartier de Hollywood à Los Angeles (L.A.). To be in La la land, c’est un état d’euphorie exagéré, naïf, déconnecté de la réalité. ↩︎
  6. Mais ils ne s’individualisent pas. Les individus, c’était dans la voiture. ↩︎
  7. Interprété par Ryan Gosling. ↩︎
  8. Interprétée par Emma Stone. ↩︎
  9. Qu’elle soit en train d’apprendre son texte suggère qu’elle n’a pas participé à la danse du générique. Mia, en toutes circonstances, reste un individu. ↩︎
  10. Is someone in the crowd the only thing you really see, you’re watching while the world keeps spinning round. Somewhere there is a place where I’ll find who i’m going to be, someone that’s just waiting to be found. (…) Someone in the crowd can be the one who finally give you the push, someone in the crowd could take you where you want to go, if you are ready for that you will find. Il faut quelqu’un, une personne extérieure, pour te conduire là où tu ne sais pas encore que tu veux aller. ↩︎
  11. Circonstance plutôt rare à L.A. ↩︎
  12. Pièce composée par Justin Hurwitz, qui signe la plus grande partie des musiques du film. Par sa tonalité mélancolique, l’Epilogue du film est annoncé dès le début. ↩︎
  13. Il s’agit du jazz le plus pur : le free-jazz. ↩︎
  14. Pianiste américain auteur de plusieurs standards du jazz. Ce pianiste est un homme blanc, comme si Sebastian avait du mal à s’identifier à un Noir. Il fait jouer des Noirs, mais n’en fait pas le type idéal. ↩︎
  15. Les personnages secondaires sont quasiment ignorés dans le film, ils n’ont aucune substance. ↩︎
  16. L’art n’est ni hors-champ ni hors-monde, c’est l’un des domaines les plus institutionnels, les plus balisés, les plus valorisés socialement et les plus commentés qui soit. ↩︎
  17. I walked along the avenue / I never thought I’d meet a girl like you / Meet a girl like you / With auburn hair and tawny eyes / The kind of eyes that hypnotize me through / Hypnotize me through / And I ran, I ran so far away / I just ran, I ran all night and day / I couldn’t get away/ A cloud appears above your head / A beam of light comes shining down on you / Shining down on you / The cloud is moving nearer still / Aurora borealis comes in view / Aurora comes in view / And I ran, I ran so far away / I just ran, I ran all night and day / I couldn’t get away /Reached out a hand to touch your face / You’re slowly disappearing from my view / ‘Pearing from my view / Reached out a hand to try again / I’m floating in a beam of light with you / A beam of light with you / And I ran, I ran so far awayI just ran, I ran all night and day / And I ran, I ran so far away / I just ran, I couldn’t get away. Artiste : A Flock of Seagulls, Auteurs-compositeurs : Ali Score, Frank Maudsley, Paul Reynolds, Mike Score. Mia connaît à peine Sebastian mais elle devine qu’il est dangereux, elle voudrait le fuir. ↩︎
  18. Les clefs, allusion sexuelle un peu simpliste. Il semble en tous cas que ce soit elle qui, la première, s’attache à lui. ↩︎
  19. Célèbre vue sur Downtown Los Angeles à partir du Griffith Park. ↩︎
  20. A Lovely Night (Justin Hurwitz). ↩︎
  21. En face de chez Sebastian se trouve le local d’un ancien club de jazz célèbre, le Van Beek, transformé en boutique à tapas. ↩︎
  22. Sous cette fenêtre, il y a une boutique dont le nom est Parapluies – qui ressemble fort à la boutique des Parapluies de Cherbourg↩︎
  23. Film de Michael Curtiz (1942). Il semble qu’Amy ait, elle aussi, une certaine idée de l’acteur idéal. ↩︎
  24. Avant ses études de cinéma, Damien Chazelle s’est enfermé dans un apprentissage obsessionnel de la batterie, sans avoir jamais eu l’intention d’en faire son métier. ↩︎
  25. En ce sens, le free jazz pourrait être le modèle de la relation impossible entre conditionnel et inconditionnel. ↩︎
  26. [Le narrateur] : Je proposerais, sans vouloir faire trop de philosophie (et encore moins de musicologie), de dire de ce jazz qu’il est celui du Walten (au sens de Jack Y. Deel), ou encore de la violence originaire, la Gewalt, telle que nommée par Walter Benjamin. ↩︎
  27. Allusion possible au film de George Clooney, Confession of a Dangerous Mind (2003). ↩︎
  28. Film de Nicholas Ray avec James Dean et Natalie Wood (1955, en français La fureur de vivre). Sebastian retient la célèbre réplique de James Dean : I’ve got the bullets !  ↩︎
  29. Salle de répertoire des années 50. ↩︎
  30. City of Stars, une chanson de Justin Hurwitz. Cette chanson a été récompensée par les Oscars ↩︎
  31. Le lieu où ils avaient, la première fois, vu les lumières de la ville est aussi celui où, dans La fureur de vivre, les adolescents rebelles engageront un combat. Ils ne voient pas le film, mais le vivent. ↩︎
  32. Tout est fait dans cette scène pour qu’on ait l’impression qu’ils se créent l’un l’autre à la façon de la Création d’Adam, telle qu’elle est représentée par Michel Ange dans la chapelle Sixtine. ↩︎
  33. Contrepartie sentimentale de la scène d’amour et d’adieu entre Guy et Geneviève, dans Les Parapluies de Cherbourg↩︎
  34. Avec une note de musique à la place de l’apostrophe (et non pas trois). Elle préfère ce nom à celui que Sebastian avait prévu : Chicken on a Stick. Elle suggère aussi de choisir un autre lieu plutôt que celui de l’ancien Van Beek – ce qu’il fera.  ↩︎
  35. Club de jazz qui n’a jamais cessé de fonctionner depuis 1949. ↩︎
  36. Littéralement : une douleur dans le cul. Expression qui renvoie à quelque chose de très ennuyeux, qui peut causer une frustration, un mal de tête dont il serait difficile de se débarrasser. ↩︎
  37. S’il avait poursuivi dans cette voie, il aurait fait l’inverse de la proposition de Keith : plus rien n’aurait été à venir. ↩︎
  38. Le mot rêve peut tout désigner, le meilleur comme le pire. ↩︎
  39. On la voit passer devant le cinéma Rialto, fermé lui aussi. ↩︎
  40. Pendant la dispute, la chanson City of Stars passe sur un disque vinyle, mais remastérisée en air jazzy. Il n’y a plus en elle la même mélancolie. Alors que Sebastian et Mia apparaissent ensemble à l’écran au début de la scène, ils sont filmés en champ-contrechamp pendant la discussion, tandis que les couleurs clinquantes qui dominaient la première partie du film sont remplacées par des couleurs ternes. Ces changements participent, à leur façon, de la substitution du conditionnel à l’inconditionnel. ↩︎
  41. Wikipedia : Jingle Bells, plus connu sous le titre Vive le vent en français, est un chant de Noël traditionnel américain, composé par James Lord Pierpont. Publié sous le titre One Horse Open Sleigh en 1857 à Boston, il est enregistré pour la première fois le 30 octobre 1889 sur un cylindre phonographique par le label Edison Records fondé par Thomas Edison. ↩︎
  42. Son type idéal masculin, comme il y a un type idéal féminin dans Les Demoiselles de Rochefort↩︎
  43. On peut tenter, en ce point, une comparaison avec les Parapluies de Cherbourg, source revendiquée par Damien Chazelle. Dans ce dernier film, la relation entre Guy et Geneviève est purement amoureuse. Aucun des deux n’a une passion, un but ou un souci qui déborderait les préoccupations de la vie quotidienne. Au début du film leur amour est puissant, apparemment sans limite, mais si les circonstances changent (la vie sociale, économique, familiale), il peut disparaître. Le cas de Sebastian et Mia est différent car il n’y a pas entre eux qu’une relation d’amour. Il y a quelque chose en plus, un supplément qui au départ vient souder leur relation, mais ne disparaît pas nécessairement quand cette relation s’étiole. Cet enjeu inconditionnel, principiel, indépendant des circonstances, fait du film autre chose qu’un mélodrame. ↩︎
  44. Comme, l’année précédente, Mia avait donné la priorité à Greg. ↩︎
  45. Trois mois de répétition, quatre mois de tournage, de quoi rompre avec la vie californienne. ↩︎
  46. La même autoroute que celle du début, mais sans la joie triomphante du générique. ↩︎
  47. Cette fois-ci, c’est vraiment l’épilogue. ↩︎
  48. Un dernier regard qui est une manière de citer la dernière réplique des Parapluies de Cherbourg, au moment de la séparation définitive : « Toi tu vas bien ? – Oui, très bien ». Ce dernier regard clot une histoire, et ouvre un autre avenir. ↩︎
  49. Que le jazz ne soit plus à la mode, avant et après La la Land, montre que pour beaucoup, aujourd’hui encore, il fait mal↩︎
Vues : 5

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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