Kinds of Kindness (Yórgos Lánthimos, 2024)

Dans un système qui tend au totalitarisme, une défaillance qui bouleverse les places et les fonctions est toujours possible – mais nul n’en connaît à l’avance le résultat
C’est un film divisé en trois parties, trois films apparemment distincts, ou pas, selon la façon dont on considère l’ensemble : La mort de R.M.F. R.M.F. vole, R.M.F. mange un sandwich. Il suffit de mentionner les titres pour se rendre compte que le point commun, c’est R.M.F.. Il s’agit des initiales d’un homme, toujours le même, tué par Robert Fletcher dans le premier film, agissant comme pilote d’hélicoptère au secours de Liz, biologiste marine, dans le deuxième, et cadavre ressuscité par Emily dans le troisième – dans le générique de fin, dont on suppose qu’il englobe les trois films, il finit par avaler un sandwich arrosé d’un excès de ketchup qui s’étale sur les lettres brodées de sa chemise, R.M.F. (c’est le quatrième moment). Décès volontaire – Secours d’autrui – Résurrection – retour sur terre, le parcours semble assez christique, bien que la tonalité générale du film soit plutôt pessimiste et la conclusion plus proche de La Dernière Tentation du Christ (Martin Scorsese, 1988) (où Willem Dafoe, présent dans Kinds of Kindness, joue déjà le Christ) que des Evangiles. On ne sait rien de cet homme, et on ne connaît pas la signification de ses initiales. D’accord pour mourir, il aura été exécuté à l’initiative de Raymond (interprété par Willem Dafoe), ce qui ne l’aura pas empêché de contribuer à l’étrange duplication surnaturelle d’un personnage féminin (Liz, dont le père George est interprété par le même Willem Dafoe), puis d’être choisi par hasard pour redevenir l’homme banal qu’il était depuis le début, dans une secte dirigée par Omi, interprété (encore) par Willem Dafoe – la continuité entre les trois films étant assurée par la présence des mêmes acteurs, jouant des rôles différents : Willem Dafoe (bien sûr), Emma Stone (Rita la femme de Raymond, Liz, Emily) et Jesse Plemons (Robert, Danel, Andrew, comparse d’Emily).
L’autre indice réunissant les trois films est le mot kindness, gentillesse, bienveillance, dont la présence dans ce film plutôt noir interpelle. Trois sortes de gentillesse suscitant plus d’effroi que de reconnaissance. Il est vrai que l’ensemble ne se termine pas si mal que ça : exclue de la secte, Emily finit par accomplir la prophétie proférée par Omi : faire revenir un homme à la vie par le pouvoir d’une jumelle dont la sœur est morte – comme s’il fallait ce manque, ce défaut, pour accomplir l’acte magique. Tendant un piège à Ruth dont la sœur jumelle Rebecca se suicide devant elle, Emily réussit à faire en sorte que l’acte, c’est-à-dire l’injonction du chef, soit accompli. Dans un monde où chaque action, chaque initiative, chaque décision semble provenir d’un pouvoir qui domine un humain, le film 1/ fait apparaître des défaillances qui finissent par faire dérailler le calcul du chef (Raymond refuse de tuer, Daniel refuse de croire que la créature revenue est sa vraie femme, Emily est contaminée par son mari) 2/ fait échouer le système (Raymond n’obéit plus à Robert, Daniel tire sur un automobiliste, Emily accomplit sa tâche malgré l’exclusion) 3/ montre que ces circonstances aboutissent à un résultat imprévisible (Raymond préfère se soumettre à nouveau à la domination de Robert, Daniel quitte la police et retrouve son épouse, Emily réussit à faire ce que les autres membres de la secte ont raté). Le résultat est hétérogène mais la démonstration est claire : un système quasi totalitaire qui par bien des aspects peut être comparé à l’Internet ou ses dérivés (les réseaux sociaux, l’IA, les algorithmes, les injonctions publicitaires, etc.) n’est pas à l’abri des failles, il peut soit se renouveler par elles soit au contraire échouer par elles. Il est impossible de prévoir à l’avance.
Chaque acteur peut occuper successivement une place différente dans cette dynamique : deux fois chef et une fois père sceptique (Willem Dafoe), femme du chef, femme du subordonné, femme ayant quitté son mari – qui la viole (Emma Stone), subordonné servile, flic révolté, comparse passif (Jesse Piemons). Il en va de même pour les autres acteurs, Margaret Qualley, Hong Chau, Joe Alwyn et Mamadou Athie1. Les positions ne sont jamais figées, elles peuvent toujours muter en fonction des circonstances. C’est l’autre aspect du mouvement quasi totalitaire : le dominateur peut devenir dominé, la victime peut devenir bourreau, l’obéissant peut se révolter, etc. Il faut, pour interpréter le film de cette manière, considérer les trois sous-films ensemble2 – ce qui présente l’avantage de limiter les interprétations possibles.
- Trois de ces interprètes, Emma Stone, Willem Dafoe et Margaret Qualley, interprétaient déjà le film précédent de Yorgos Lanthimos, Pauvres créatures (2023). ↩︎
- Une démarche encouragée par le réalisateur : même lieu (La Nouvelle Orléans), même voiture, même hopital, mêmes acteurs, etc. Un film « porte-manteau », dit-on, mais un seul film. ↩︎