Blue Velvet (David Lynch, 1986)

Je rêve d’un autre amour caché, secret, mystérieux, dont mon oreille, séparée de mon corps, pourrait entendre le chant inquiétant, dangereux
On peut imaginer à la fin du film que cette étrange histoire de velours bleu n’est qu’un rêve, le rêve d’un garçon sympathique, quelconque, nommé Jeffrey Beaumont1, sur le point de se marier avec une fille quelconque elle aussi, nommée Sandy Williams2, fille d’un détective de police, l’inspecteur John Williams, qui habite à quelques encablures de chez lui. La veille même du mariage, ou le lendemain, il s’endort dans le jardin de cette banlieue banale de Lumberton (Caroline du Nord)3, et fait ce rêve qui nous est donné, à nous, à entendre, voire à interpréter. Le jour même, ou la veille, Jeffrey a assisté à une scène banale, mais qui l’a marqué : une belle femme qui embrasse avec passion son fils dans un parc. Dans son rêve, il attribue à cette femme la place d’un autre amour, un amour interdit, et lui donne le nom de Dorothy Vallens4. Tout le reste est inventé à partir de souvenirs oubliés, refoulés, qui reviennent à la surface et composent cette étrange histoire d’oreille. Si Jeffrey a pu avoir ce rêve, comme je l’imagine, alors je peux l’avoir aussi, et s’il a eu un sens pour David Lynch, alors, je peux, moi aussi, lui donner un sens.
C’est une histoire qui mêle toutes les thématiques de la rêverie (freudienne) la plus usuelle :
- meurtre du père. Au début du film, Tom Beaumont, le père biologique de Jeffrey, est hospitalisé pour cause de crise cardiaque. Il se retrouve à l’hopital, quasiment paralysé. Jeffrey prend sa place dans sa boutique, et trouve une sorte de père de substitution avec Frank Booth5, le persécuteur de Dorothy qui a enlevé son mari Don et son fils Donnie, et qu’il finit par assassiner.
- castration par section de l’oreille. C’est la mise en place de l’énigme. Tout le reste est déterminé par cette découverte d’une oreille coupée, bouffée par des insectes, un événement qui rappelle que Van Gogh s’est tranché l’oreille dans un bordel, ce qui n’est pas n’importe quel lieu. On apprendra plus tard que l’oreille est celle de Don, kidnappé par Frank, mais quand Jeffrey se réveille de son rêve, c’est aussi la sienne, apparemment nettoyée après qu’elle ait entendu quelques horreurs (détumescence). Il y a dans le film d’autres figures de la castration : la correction infligée par Frank, le gangster psychopathe, dans un terrain vague, le personnage aveugle qui aide Jeffrey dans la boutique et qui continue à distinguer les objets malgré sa cécité. La castration n’est pas définitive, il faut sans cesse la réitérer.
- inceste. Jeffrey apprend par Sandy que l’oreille est en rapport avec une certaine Dorothy qui vit dans un appartement clos. Avec Dorothy, Jeffrey aura un rapport sexuel quasi-incestueux. Elle est plus âgée que lui, mariée et déjà mère d’un enfant, alors que sa propre mère n’est plus désirable.
- ambivalence à l’égard de Sandy, la future épouse, trop naïve et trop sage, qui par ses confidences l’a entraîné dans cette histoire. Jeffrey voudrait éviter le mariage, qui implique de renoncer définitivement à la jouissance. C’est un mariage de raison, pas de passion ni d’amour.
- désir sadique de posséder une femme plus âgée. Pour corser le fantasme, Jeffrey imagine qu’elle est masochiste. Frappe-moi frappe-moi! Dit-elle. L’agressivité de Jeffrey à l’égard de femmes mûres, comme celles qui sont à son domicile, trouve ici un débouché.
- voyeurisme : Jeffrey prend de grands risques pour voir ce qui se passe dans l’appartement interdit. Malgré le danger, il suit Frank, persécuteur de Dorothy, dans son repère. Plusieurs fois réfugié derrière la porte du placard, il peut tout voir à travers les persiennes.
- culpabilité et châtiment pour tous les crimes : meurtre, inceste, voyeurisme et audace sexuelle. Frank, ce substitut de père, administre le châtiment à Jeffrey mais lui laisse la vie sauve.
- désir de savoir ce qui se passe dans l’appartement interdit, désir d’écouter les paroles vulgaires des escrocs, pulsion invoquante appelant d’autres sons, et aussi d’autres réponses que les ritournelles de la vie courante, comme si l’écoute d’« In Dreams » de Roy Orbison par Frank pouvait révéler autre chose que son addiction. Dans ces désirs et pulsions, c’est toujours l’oreille qui est en cause.
- complicité entre des autorités paternelles concurrentes et aussi malfaisantes les unes que les autres : le détective et son collègue Tom Gordon, le bandit et ses complices (Ben, autre trafiquant de drogue, un homme en jaune qui n’est autre que Tom Gordon – et un double de lui-même, habillé différemment), et peut-être le mari de Dorothy. Jeffrey s’identifie à ces sources de pouvoir. Il en a honte, il s’en sent en même temps coupable et fier.
- accès aux lieux interdits : l’appartement de Dorothy, le repère de Frank. Ce sont des endroits où toutes jouissances, toutes violences sont autorisées.
- fétichisme depuis le titre même du film : Blue Velvet6, la chanson interprétée par Bobby Vinton dont on ne sait si elle concerne la personne ou la matière du tissu (fétiche revendiqué par Frank), jusqu’au moindre objet évoquant le corps de Dorothy, sa voix, son chant, ses vêtements, sa nudité, et jusqu’aux insectes qui grouillent sous l’oreille trouvée dans les champs, et jusqu’à l’insecticide utilisé pour désinfecter la cuisine de Dorothy. Le film entier est un fétiche érotisé.
On croirait un catalogue freudien où presque rien n’est oublié, dont tous les ingrédients sont récupérés l’un après l’autre pour être ensuite agencés dans le récit. En parallèle, ou pour cette raison (freudienne) même, le film respecte la plupart des conventions du film noir : un détective impliqué dans le crime et la corruption, une femme fatale victime innocente, des personnages piégés dans une série d’événements incontrôlables, une morale ambivalente qui se dénoue par un meurtre, un film en boucle où la fin rejoint le début. Pas grand-chose ne manque à cette dramaturgie, ce qui contribue à expliquer le succès critique et commercial du film.
Pour les commentateurs, on y trouve aussi, évidemment, le mélange usuel entre le film et la (vraie ?) vie : David Lynch qui tombe amoureux d’Isabella Rossellini, et la mise en place d’une équipe qui reviendra dans plusieurs films (Kyle Mc Lachlan et Laura Dern qui anticipent Twin Peaks, le compositeur Angelo Badalamenti). Si l’on ajoute les nombreuses références à d’autres films7, on comprend que ce film-matrice mérite sa place unique dans l’histoire du cinéma – à la fois stéréotype et énigme, topos réitéré et histoire surréaliste et absurde.
Mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi dans ce film autre chose, tout autre chose, quelque chose de plus inquiétant, étrange, qui ne boucle nulle part : une attirance vers l’altérité sous le double nom de Frank Booth et Dorothy Vallens. Jeffrey connait la dangerosité de Frank, mais il ne peut pas s’empêcher de le suivre. Avant même de savoir qui elle est, à quoi elle ressemble, il doit se rapprocher de Dorothy Vallens, l’aider, la porter, la sauver. Il est attaché à Sandy, future épouse, mais pas de la même façon. Il n’y a pas d’écart entre lui et Sandy car ils vivent dans le même monde, ils partagent les mêmes valeurs et les mêmes expériences. Frank et Dorothy incarnent un monde étranger qui fonctionne selon de toutes autres règles dont on ne peut connaître qu’une petite partie. Dans ce monde-là réside une chose cachée, secrète, mystérieuse, qui mérite qu’on prenne des risques, voire qu’on y sacrifie son oreille. Jamais éloigné de la maladie mentale, les erreurs y sont payées cash – sachant que, dans le rêve comme au cinéma, rien n’empêche de se réveiller pour se délivrer immédiatement de ce monde de fou – ce que dans les premières séances de nombreux spectateurs ont fait8. Contrairement à ce qu’on dit, ce n’est pas le sexe ou la violence qui les a dégoûtés, c’est l’impossibilité de savoir de quoi il retourne. Obligé de réduire la durée de son film de 4 à 2 heures, Lynch a dû supprimer les explications et multiplier les ellipses. Il s’agit de préserver un lieu dangereux, inconnu, qui permettra à Jeffrey de supporter la vie conjugale, la triste banlieue de Lumberton et le magasin de son père dont il prendra probablement la suite.
- Interprété par Kyle MacLachlan. ↩︎
- Interprétée par Laura Dern. ↩︎
- Il s’agit en réalité, à peu de choses près, de Wilmington, Caroline du Nord, où le producteur De Laurentiis installe, à la même époque, ses studios. ↩︎
- Interprétée par Isabella Rossellini. Avant de tourner dans ce film, l’actrice était surtout connue comme mannequin et pour ses publicités pour Lancôme. ↩︎
- Interprété par Dennis Hopper. ↩︎
- Paroles : She wore blue velvet / Bluer than velvet was the night / Softer than satin was the light / From the stars / She wore blue velvet / Bluer than velvet were her eyes / Warmer than May her tender sighs / Love was ours / Ours a love I held tightly / Feeling the rapture grow / Like a flame burning brightly / But when she left, gone was the glow of / Blue velvet / But in my heart there’ll always be / Precious and warm, a memory / Through the years / And I still can see blue velvet / Through my tears / She wore blue velvet / But in my heart there’ll always be / Precious and warm, a memory / Through the years / And I still can see blue velvet / Through my tears (Blue velvet). ↩︎
- On peut rapprocher Dorothy Valence de la Carlotta Valdès de Vertigo (Hitchcock, 1958). ↩︎
- Le Festival de Venise a refusé le film, en le qualifiant de pornographique. ↩︎