The Banshees of Inisherin (Martin McDonagh, 2022)

Faire payer à l’autre l’écart entre survie et sur-vie

Ce n’est pas un hasard si cette histoire se passe dans une île1. Dans une île, surtout une petite île comme Inisherin, les rumeurs circulent, tout le monde croit savoir à peu près tout sur tout le monde, tout le monde est impliqué dans les affaires d’autrui. Une amitié n’est pas une affaire privée, c’est une affaire publique. Elle se consomme au pub, au vu et au su de tous, et elle se brise aussi au pub, au vu et au su de tous. C’est donc au pub ou sur le chemin du pub que Colm2 Doherty et Pádraic Súilleabháin avaient l’habitude de boire une pinte ensemble, d’échanger les dernières nouvelles, c’est au pub que Colm avait l’habitude de jouer du violon et d’accompagner quelques chanteurs, c’est au pub qu’ils viennent tous les jours, l’un après l’autre, composer leur musique (pour Colm), avouer leur malaise (pour Pádraic), faire un serment devant témoins (pour Colm), déclarer leur incompréhension (pour Pádraic), etc. Sans cette dimension communautaire que ni Colm de Pádraic ne veulent quitter, l’étrange réseau de relations mutuelles qui les unit et les dissocie serait incompréhensible. Ceci étant, ça se passe entre eux deux : Colm, un musicien qui vit avec son chien, et Pádraic, un éleveur qui vit avec sa sœur Siobhán, sa petite ânesse Jenny (qu’il adore)3 et son cheval. Tous les jours, il livre son lait au village. Tous trois sont célibataires, nés dans l’île et n’auraient d’autre avenir que la répétition du même s’ils ne réagissaient pas. Un beau jour, Colm décide de composer une musique dont on se souviendra après sa mort. Il n’a plus besoin de Pádraic, avec lequel il perd son temps en bavardages et discussions oiseuses. Pour se justifier, il l’accuse d’être terne, banal, simplet – pour ne pas dire stupide. Assez de bêtises ! clame-t-il. Pádraic est stupéfait, déçu, démoralisé. Comment vivre sans ce compagnon avec lequel il avait l’habitude de boire une pinte chaque jour ? Alors il résiste, il lui parle. Mais Colm a besoin de silence, et menace : Chaque fois que tu me parleras, je me couperai un doigt de la main gauche. Étrange menace qu’à la première occasion, il met à exécution, et pas n’importe comment : il se coupe l’index de la main gauche avec un ciseau de tonte (un matériel d’éleveur, pas de musicien), et le jette devant la porte de Pádraic. C’est cet acte, ce geste stupéfiant qu’il faut essayer de comprendre, d’interpréter.

Première explication donnée par Colm : « Je ne t’aime plus ». Assertion, affirmation, sans autre justification que la scène qui advient juste après : une session de musique au pub. La relation semble claire : on ne peut pas à la fois jouer du violon et bavarder, on ne peut à la fois copiner avec des musiciens étrangers à l’île, et passer ses journées avec un éleveur aussi élémentaire que Pádraic. Explication suivante : « Tu n’as rien de mieux à faire de ton temps ? » Colm, lui, a mieux à faire : finir de composer un air de musique. « Il y aura, de cette façon, quelque chose de nouveau sur cette terre », dit-il. Il ne passera pas la fin de sa vie à bavarder, mais à laisser quelque chose. C’est pour lui une question de vie ou de mort. Pádraic ne comprend pas. Colm s’explique auprès de Siobhán : « he’s dull » (terne, ennuyeux, monotone, plat, sans intérêt, sans éclat, faible, lourd, etc.). « Tu peux comprendre ça, n’est-ce pas ? » Oui, la sœur de Pádraic, sur cette île, est la seule qui puisse comprendre. Mais Pádraic ne cède pas. Il est attaché à la normalité, il est certain que la normalité est normale et ne voudrait pas que la communauté se moque de lui. Alors il insiste, et cela conduit Colm à exécuter sa promesse. Colm est sérieux. Quand il menace, quand il fait un serment, il s’exécute. Et le voici qui se coupe d’abord un doigt, puis les quatre autres de la main gauche. Il aura fini de composer sa musique, mais ne pourra jamais la jouer au violon. Ce n’est que le début du crescendo. Pádraic n’accepte pas de porter la faute. Après tout il a toujours été un gentil garçon honnête, normal, pourquoi devrait-il supporter, lui, la culpabilité de celui qui ne désire pas vivre normalement, qui ne limite pas son ambition à survivre sur l’île (comme tout le monde), mais a décidé, en plus de son morceau de musique, de commettre un acte aussi extrême, se couper les doigts de la main avec un ciseau d’éleveur ? Lui non plus ne cédera pas et fera payer à Colm le prix le plus élevé, celui de la vie. Il prévient Colm : je vais te brûler, toi et ta maison4. Un serment est un serment, il s’exécute, et sans savoir que Colm est sorti de la maison, il la fait brûler. Après cela les deux hommes se retrouvent sur la plage. Ils s’excusent, non pas pour ce qu’ils ont fait à l’autre, mais pour ce qui a été fait aux animaux : l’ânesse de Pádraic, étouffée en mangeant un doigt de Colm ; et le chien de Colm, éloigné un moment de son maître.

Colm fait payer à Pádraic l’écart qui sépare la survie – normale, gentille mais terne – de la sur-vie – anormale, violente, mais absolument singulière. Il lui reproche la pire chose qui puisse lui arriver : rester river à la quotidienneté, à la survie des paysans et des éleveurs. Ce qui lui importe n’est ni la vie courante, ni même l’intégrité de son corps : c’est une sur-vie, une vie au-delà de la vie, celle du compositeur qui laisse un legs aux générations suivantes. Il a compris que la sœur de Pádraic, en pratiquant la lecture (une activité singulière sur l’île) avait déjà fait le même choix que lui. Siobhán a déjà quitté l’île, elle a déjà échappé à la survie. Avec son départ effectif, un double événement bouleverse la vie de Pádraic qui se voit soudain chargé d’une responsabilité pour l’autre à laquelle il n’aurait jamais songé. Les doigts coupés, qui ont tué l’ânesse qui partageait sa solitude5, incarnent la brisure d’un monde. Inisherin, les villageois, son curé et son policier pervers, survivront-ils à ce dérangement, cette irruption de l’extériorité dans la normalité du la vie ?

The Banshees of Inisherin, le titre du film, est aussi le titre du morceau de musique que Colm Doherty finit de composer quand le film se termine. Tourner ce film, qui restera dans les mémoires, c’est mettre en abyme la composition du morceau et l’acte du réalisateur Martin McDonagh. Aurait-il lui aussi sacrifié quelque chose pour faire ce film ? Pádraic Súilleabháin nous représente tous, nous les gens normaux, les spectateurs. Il n’est pas seul en cause. La responsabilité n’est pas strictement individuelle, elle est partagée par tous. Si l’un des habitants, en l’occurrence le musicien Colm Doherty, n’arrive plus à créer, s’il n’arrive plus à se concentrer sur sa musique, tous les autres en sont responsables, tous ses voisins, tous ses compagnons de boisson. Entre la dispute des deux hommes et la guerre civile qui fait rage dans le reste de l’Irlande, il y a un point commun : la violence exercée sur les corps. Mais les doigts de Colm n’auront pas été tranchés pour rien. Ils viendront pour toujours perturber la vie, l’évidence des intérêts vitaux, quotidiens, des gens normaux. Même le plus gentil des hommes devra porter ce poids.

C’est ainsi que, malgré tout, le lien indélébile entre Colm et Pádraic, persiste. Qu’on le nomme amitié ou autrement, c’est un lien plus personnel que social car ce n’est pas à l’appui de la société qu’il vient, mais de la capacité à faire, à œuvrer6, inconditionnellement, en-dehors des normes et de la vie courante. Dans un autre vocabulaire, on pourrait dire que c’est un lien d’œuvrance, le seul lien qui puisse faire vivre au-delà de la vie.

  1. Une île où, semble-t-il, il n’y a pas d’enfants. ↩︎
  2. Colm est un diminutif. Son vrai nom est : ColmSonnyLarry. ↩︎
  3. Tout ce que l’ânesse veut, dit-il, c’est un peu de compagnie. Étant aussi célibataire qu’elle, il n’a pas, lui non plus, d’autre lieu pour la tendresse. ↩︎
  4. Comme on brûlait, autrefois, les hérétiques et les sorcier(es). ↩︎
  5. L’ânesse s’est étouffée en tentant d’avaler un doigt. Elle s’est, elle aussi, risquée à l’extériorité. Y a-t-il des ânesses carnivores ? ↩︎
  6. L’enjeu de la main, c’est aussi l’enjeu de l’œuvre, car dans l’imaginaire de la création, on crée avec la main. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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