Le syndrome asthénique (Kira Mouratova, 1990)
S’ensommeiller, se retirer du monde, renoncer à l’archive, affirmer son unicité pour finalement, enfin, mourir vivant
PREMIÈRE PARTIE.
Première scène : devant une fenêtre ouverte, un enfant fabrique des bulles de savon qui s’écrasent sur ses jouets. Trois vieilles femmes déclarent : Il vaut la peine, pour tout le monde, de lire Léon Tolstoï, afin de tout comprendre et de devenir bienveillant et intelligent. Personne n’écoute les trois femmes qui prononcent le nom de Tolstoï, le-grand-écrivain, le super-archonte de la mémoire russe. Leurs paroles s’envolent comme des bulles de savon. En mentionnant le grand homme, elles en font un jouet qui s’efface. Il ne sera plus jamais question ni de lui, ni de ses idées, dans la suite du film. Le film commence par cela, un avertissement : seules les vieilles citent encore la culture classique. La mémoire est toujours là, mais elle a perdu son poids d’archive.
Deuxième scène : Des hommes attachent une casserole à la queue d’un chat. Un passant éclate de rire, tandis qu’un autre lui raconte une anecdote absurde de sa vie professionnelle1. Le chat se débarrasse très vite de la casserole, et s’enfuit. On est dans l’irrationnel, le gratuit. Inutile de trouver une justification à ces gestes infantiles. Le film se déclare d’emblée illogique, injustifiable2. C’est un choix, un principe, une règle qu’il s’oblige à respecter – mais le chat est indépendant, il ne respecte aucune règle. La fuite du chat anticipe celle des deux personnages principaux.
Des cercueils sont transportés, ouverts, dans un cimetière. On peut voir les visages des morts que les proches embrassent. Ils s’effondrent, pleurent, se soutiennent les uns les autres. Dès que la cérémonie est terminée, les cercueils sont couverts de terre à grands coups de pelles. Natasha, parmi eux, se comporte de la même façon, jusqu’à ce qu’elle voie en face d’elle deux hommes discuter comme si de rien n’était, plaisanter, rire. Elle entend leur conversation et soudain se dégage, se retourne, s’engage à grands pas dans une autre allée du cimetière. Les gens sont décontenancés. Faut-il poursuivre l’enterrement ? Elle s’enfuit, solitaire, aussi vite qu’elle le peut. Ils la suivent à travers les tombes jusqu’à un mur (le bord du cimetière) où elle leur dit : « Allez au diable, tous! ». Elle se débarrasse de son châle de deuil, avance entre les tombeaux, les portraits gravés, les effigies de pierre qui la regardent, indifférents. Puis viennent, à la sortie du cimetière, une série de photographies – y compris celle de son défunt mari3. Natasha se fige, comme si elle était morte. Le plan s’arrête, son propre visage se transforme en objet photographique4. La pompe funéraire se révèle pour ce qu’elle est, une imposture. Si nul ne se débarrasse de l’image des morts, s’ils reviennent toujours, alors le deuil est un leurre. Les morts ont disparu mais leur image ne triche pas, elle vous regarde en face, sans calcul ni simulacre. Leur présence étrange, incontrôlable, continue à vous hanter, vous habiter. Elles seules sont dignes d’attention. En comparaison, les vivants sont négligeables, méprisables.
Natasha s’arrête devant un fleuriste. Autour d’elle les gens discutent. Elle s’engouffre dans un tramway5 et reste sur place après que tous les voyageurs soient descendus. À l’arrivée, d’autres remontent, qu’elle pousse agressivement. La ligne de tram n’a ni début, ni fin. Le mouvement continue au-delà du terminus, dans un lieu intermédiaire qui est celui de Natasha. Sa place à elle, c’est de continuer quand ils descendent, de descendre quand les autres montent. À l’arrêt suivant, elle s’en prend au hasard à un homme. Est-ce que tu veux coucher avec moi? Il refuse, elle le gifle, il la secoue, la jette par terre, elle pleure, sanglote, l’injurie. Une autre femme la traite de prostituée. Elle hurle, se lamente. On la laisse seule. Elle ne supporte pas la place vide de son mari, il faut y mettre quelqu’un6, n’importe quel homme.
Elle est revenue vers le cimetière. Une amie se précipite vers elle. Laisse-moi tranquille, je n’ai pas besoin de toi dit-elle. Les gens se demandent où elle est allée, ils ne comprennent pas. Au directeur de l’hôpital où elle travaille7, elle dit : Les autres sont des amis, mais qui es-tu, toi ? Il reste aux amis une caractéristique, c’est qu’ils sont des amis, tandis que le directeur de l’hôpital, lui, n’a plus aucune caractéristique. Il n’est personne. Natasha s’est engagée dans le dépouillement du propre, elle ne s’arrêtera plus. Rentrée chez elle, elle boit, elle mange, elle regarde les photos de son mari, son mari seul, et aussi elle-même accompagnée par son mari. Elle se verse à boire, casse méthodiquement quelques verres8, jette par terre des vêtements accrochés dans le placard9, claque la porte au nez d’un voisin, se couche par terre, s’endort. C’est un sommeil sans rêve, un sommeil qui dit : « Je ne suis plus rien ». Comme pour le second personnage du film, Nicolaï, le réveil n’est pas un retour à la vie. C’est l’obligation de jouer, encore, un rôle.
Elle se relève, se peigne, regarde par la fenêtre10, sort sur le palier puis revient en pleurs, sanglote, arrive à l’hôpital. Elle a mis sa blouse de médecin, les malades la saluent. Elle marche d’un pas décidé, écrit quelque chose sur son bureau, bouscule d’autres femmes, arrive chez le directeur. Je vous prie d’accepter ma démission a-t-elle écrit. Il répond : « Pourquoi me parlez-vous sur ce ton ? – Je dis ce que je ressens. – Quelle est ma faute ? Pourquoi me méprisez-vous ? – Vous ne valez pas un ongle de mon mari. Vous êtes vieux, oui, oui! » Elle rit. « Vous êtes vivant, mais pas mon mari! ». Elle en veut au directeur parce qu’il est vivant. C’était normalement à son tour de mourir, et l’ordre des choses a été transgressé. Le monde entier porte la responsabilité de cette faute : le directeur, les humains, les institutions. Tous les vivants ont le tort de vivre à la place d’un autre, tous sont fautifs. Il n’y a plus d’innocence, une chaîne de dette emporte tout. Il faut les punir, tous, tout l’ordre social, et pour cela elle n’a qu’une solution : partir, démissionner.
Elle s’en va. Dans l’ascenseur, on descend un cadavre. Elle regarde plusieurs fois son visage. Elle sort, bouscule les gens qu’elle rencontre, les pousse tous, au hasard. Leur dit : Je vous déteste! Elle souffre, bat ceux qui veulent l’aider, prend le tram, voit un homme qui ressemble à son mari11, invite ou incite un type saoul à l’accompagner chez elle, lui ordonne de se déshabiller. Il obéit, une voisine le voit nu par la porte ouverte, et nous aussi, les spectateurs, nous le voyons nu. Ils sont dans le lit, il veut la toucher, elle se met en colère, le jette dehors. Elle pleure, sanglote. Dans un premier temps n’importe qui peut remplacer son mari, et dans un second temps, plus personne ne peut le remplacer12. Elle ramasse soigneusement les verres cassés, raccroche les vêtements dans le placard. Il y a un temps pour la destruction et un temps pour la réparation. Après tout Natasha est une femme d’intérieur, elle préfère quand même que son salon soit propre, que ses affaires soient rangées, que la visibilité des photographies étalées sur la table soit préservée. Il faut ce mouvement pour s’accepter soi-même dans un nouvel état, entamer son deuil.
Natasha se retrouve dans une grue qui la porte jusqu’au rez-de-chaussée13. Elle croise une femme inconnue qui, gentiment, nettoie sa veste. D’un geste du menton, elle remercie. Voici qu’elle accepte un soutien, une aide extérieure, voici qu’elle revient dans le monde du propre (hygiénique, au sens propre), du lien social. On se retrouve dans une salle de cinéma où le film que nous avons vu vient d’être projeté. C’est le film dans le film : la réponse des spectateurs au moyen métrage de 40 minutes que nous venons de voir. La salle était pleine, ils sont tous pressés de s’en aller. Malgré les efforts du présentateur, ils ne marquent aucun intérêt ni pour l’actrice14, ni pour la réalisatrice15, ni pour le film, une indifférence qui n’a d’égale que l’indifférence à autrui dont le personnage Natasha (à ne pas confondre avec l’actrice) avait fait preuve pendant la projection. Il ne reste dans la salle qu’un groupe de militaires qu’on a manifestement obligé de rester immobile, et un homme endormi. Honteusement, l’actrice se sauve. Le présentateur ne peut réprimer un début de fou rire. À l’issue de cette première partie du film, nous sommes prévenus : tout ça, c’est du cinéma. Le film que nous avons vu n’était qu’une projection, un fragment de film inséré à l’intérieur d’un autre film, le vrai film qui va maintenant commencer.
Je fais l’hypothèse que le film dans le film fait partie du film, mais on pourrait faire l’hypothèse inverse. Dans cette hypothèse, il se pourrait que l’histoire de Natasha ait été rêvée par Nicolaï. En rêve, il cherche encore de la réparation, mais on verra que son histoire à lui est irréparable.
DEUXIÈME PARTIE
Une foule énorme dans le métro, serrée dans les couloirs. Dans les wagons, tout le monde dort. Parmi les voyageurs se trouve Nikolaï, instituteur. Quand la rame arrive dans la station, tous courent à leur travail sauf Nikolaï, qui continue à dormir, couché par terre. Sur les escalators, la foule reste ensommeillée, mais lui, il est sur le sol. Pour libérer le chemin, deux femmes traînent son corps le long d’un mur. Le contrôleur arrive en bâillant lui aussi, fait constater par une infirmière qu’il n’est ni mort ni saoul. Il n’est donc pas obligatoire de l’enlever. Plus personne ne vient perturber Nikolaï assoupi, qui n’est pas seul à être ensommeillé, le reste de la population l’est aussi. La différence entre lui et les autres, c’est qu’il en rajoute : il dort beaucoup, beaucoup trop, excessivement, n’importe où, y compris dans les rares moments où les autres s’éveillent. S’il se différencie de la foule, ce n’est pas par surcroît de conscience, c’est par surcroît d’inconscience : vous êtes endormis, eh bien je le serai encore plus que vous. Son exceptionnalité tient à la dose supplémentaire d’illogisme qu’il ajoute et rajoute au comportement commun. Les autres dorment là où le sommeil est légitime, reconnu, accepté, généralisé – voire recommandé; lui dort partout, même dans les lieux qui sont les moins propices au sommeil.
La responsable pédagogique16 de l’école nettoie consciencieusement les photographies d’élèves affichées sur les murs17. Dans une salle de projection vide, devant le buste de Lénine, Nikolaï récite des textes littéraires18. Quatre filles arrivent, toutes excitées. Elles semblent critiquer une collègue. La pédagogue reproche à Nikolaï d’être arrivé en retard19. Il répond qu’elle ne devrait pas lui parler comme ça. Elle s’en prend à son corps, le pousse, il se laisse faire. Il va dans la rue, entend un homme réciter des poèmes dans l’indifférence générale20. Une femme raconte l’histoire de sa famille, une autre femme caresse son chien, Nikolaï se couche sur un banc, se relève, puis les scènes se succèdent sans qu’on puisse être sûr que Nikolaï y participe. On parle d’un homme tué nommé Kilja21, des gens passent, se plaignent de leurs conditions de vie22. Un homme crie. Où est la justice ? Dans la rue, d’autres discutent de l’amour universel, de l’éducation, tandis qu’une foule chaotique fait la queue, se bouscule devant une unique vendeuse qui dispose d’un grand tas de poissons23. C’est chacun pour soi, il n’y a pas de lien social. Dans une série de plans quasi-documentaires, vers le centre du film, la question de la justice est posée. Ni Natasha ni Nikolaï ne sont présents dans ces plans. Ils appartiennent à ce monde, mais ne s’y expriment pas directement. Ils n’ont rien à dire sur le sujet : tout passe par leurs actes24. Un monde aussi injuste est-il encore un monde ?
On revient à l’école. De l’argent circule entre les élèves, l’instituteur enseigne l’anglais25. Depuis la fenêtre de la classe, il voit des femmes discuter, des hommes se battre. Des mains féminines vident un poisson. Les élèves s’amusent ou rêvassent tandis que Nikolaï regarde toujours par la fenêtre26. Pendant qu’il parle de morale d’un ton mécanique, les élèves dorment ou font autre chose. Tout le monde parle en même temps. Dehors, les gens continuent à faire la queue. Nikolaï se bat avec un élève, ce qui fait rire les élèves. Il bâille, sur le point de s’endormir, s’en va. Dehors, deux filles harcèlent un malade mental. Un garçon vient à son secours. Nikolaï assiste à la scène. D’abord passif, il sépare les belligérants, félicite le sauveur. Des enfants assistent aussi, depuis chez eux, à la scène. Personne ne me comprend! dit-il à un passant qui rentre chez lui, s’émeut devant de petits oiseaux en cage avant de frapper sa fille qui veut protéger le chat de la maison. La fille le mord, le père pleure. Rien ne relie ces scènes, pas même la présence de Nikolaï (on ne sait pas où il est). Il n’y a ni explication, ni justification possibles.
Rentré chez lui, Nikolaï tombe sur sa belle-mère Galina, qui lui demande où il a dormi cette fois-ci. Elle lui reproche de ne rien faire à la maison, de ne pas rapporter assez d’argent. « Je sens mes limites, je vois où s’arrête ma bonté et où je deviens une bête, où je ferme mes yeux pour ne pas voir, où je ne veux pas comprendre. L’argent, la rage et l’intolérance ont autant de pouvoir sur moi que sur le pire des hommes » dit-il, etc. Il parle de sa haine, de son dégoût, de sa faiblesse. C’est un extrait du livre qu’il est en train d’écrire, mais qu’il n’écrit pas. En réponse aux plaintes de Galina, il se regarde dans la glace en train de manger du caviar. Sa femme arrive (Anechka), ils parlent tous en même temps. Il prend un couteau, se blesse, elle le console. « Mon amour, tout ira bien » dit-elle. « Je ferai tout pour toi, ne me laisse pas ». Le point commun entre Natasha et Nikolaï, c’est qu’ils ont un chez soi où ils rentrent de temps en temps. C’est le lieu d’une certaine familiarité. Mais tandis que Natasha a perdu son mari qui habitait là, il semble que Nikolaï n’habite nulle part. Que sa femme soit morte ou vivante, cela ne change pas grand-chose pour lui. Il n’en attend rien. Sa position radicalise celle de Natasha : pour lui, la famille, comme toutes les institutions, est à l’agonie. Il n’a aucun sentiment d’appartenance.
Changement de lieu : on est chez la directrice pédagogique. Il y a des tas d’objets dans tous les coins de l’appartement. Son fils, couché sur le divan, ne fait rien. Elle reproche aux chats leur paresse, mais ne reproche rien à son fils. Inutile d’étudier, de lire, on n’est plus à l’école. Elle mange, ils rient, elle a le hoquet, il s’en va, elle joue de la trompette. Le film embraye sur une musique de jazz27, tandis que des motifs géométriques défilent à l’écran. La musique, étrangère à la culture soviétique, participe de la destruction de l’archive. Rentrée chez elle, la directrice pédagogique ne retient absolument rien de ce qu’elle a dit et entendu à l’école. S’il existe encore un lieu privé, c’est celui qui contredit, qui oublie le discours officiel.
Dans un cabinet clos, la scène de la Venus au miroir de Velasquez28 est reproduite29. C’est la sœur de Nikolaï qui pose nue (Julia). Il arrive dans la pièce à côté, où de jeunes femmes dansent gaiement. Les filles l’empêchent de passer, mais il pousse quand même le rideau et fait irruption dans le cabinet où l’on enregistre la performance. Tout le monde s’en va, il reste avec sa sœur. Il lui fait prendre une autre pose, ils se couchent sur le divan. C’est plutôt la mort de l’amour, dit quelqu’un. Il a l’impression qu’il est couché dans le lit de ses parents. Tout le monde s’en va, il s’endort30, indifférent à la jeune femme visiblement déçue, nue elle aussi (son amante), qui se penche vers lui. Indépendamment du récit, d’autres hommes nus défilent31 sur l’écran32. Quelle est la signification de l’émergence du nu, de la nudité, à ce moment-là du film? Dans des pièces d’habitation quelconques, parfois surchargées, parfois désertes, les corps sont anonymes. Ils n’ont rien de particulier, rien de singulier, ne permettent pas d’être décrits. Alors que Natasha pouvait faire attention à ses vêtements, ils n’ont pas de vêtement du tout. On ne peut rien en dire, même pas les célébrer. Le sommeil de la raison engendre des monstresdisait Goya33, ici le sommeil de Nikolaï n’engendre même pas des monstres, il engendre des corps qui n’ont rien de particulier, rien qu’on puisse commenter ni à quoi on puisse croire.
Réunion des professeurs. Au fond de la salle, Nikolaï fait d’énormes efforts pour rester éveillé pendant que le directeur développe son discours. Les écoles aux ordres de l’État, dit-il, sont castratrices. C’est une castration morale. Alors, répond un autre professeur, Puisque nous ne sommes castrés, nous ne pouvons donner naissance qu’à d’autres castrés. Qu’est-ce qui vient en premier, la poule ou l’œuf ? – Il faudrait renoncer aux dogmes d’État, dit le directeur : Il faut une certaine imprévisibilité dans la conduite. Une fois de plus, tout le monde parle en même temps. On n’a plus besoin de l’expérience des professeurs, dit le directeur. Nikolaï, endormi, commence à ronfler. Ils se tournent tous vers lui, sourient, le photographient. Faut-il le réveiller ou le renvoyer? Il détruit l’autorité des professeurs, disent-ils. Il anéantit l’intérêt de la discussion. La scène se termine par des enfants qui font des grimaces derrière une fenêtre. Nikolaï n’est pas plus intéressé par le discours de répression que par le discours libéral. Il les ignore tous les deux, les dynamite. La discussion n’ayant aucune conséquence, il n’y a pas plus de raison de soutenir une position qu’une autre. Par sa posture, il efface les discours, les ignore, les anarchivise34 – sans même se rendre compte qu’en dormant, il attire l’attention35.
Des femmes forcent l’entrée d’une fourrière. Elles pleurent devant les chiens amaigris, abandonnés, entassés les uns sur les autres, plaintifs, qui n’ont même plus la force d’aboyer. Ces chiens-là, bientôt euthanasiés, jettent leur dernier regard. Légende : Les gens n’aiment pas regarder ça, les gens n’aiment pas penser à ça. Il ne faut pas s’y référer, il ne faut pas discourir sur le bien et le mal. Discours de Nikolaï qui nous regarde dans les yeux36 : La tristesse s’est répandue partout, une bouteille pleine de tristesse s’est brisée, la tristesse a coulé partout, sur les nuages, les vêtements, la pluie, les sons, la poussière, les fleurs, les draps, les pensées, les cheveux, les rires, les beuveries, le pain, le sommeil, les rêves. Le jour et la nuit se succèdent paresseusement. Bientôt, ces souvenirs vont disparaître, nous ferions mieux de ne plus jamais les évoquer, ils sont comme des microbes, endormis. Il n’y aura bientôt plus de tristesse, plus d’objets, plus de souvenirs, plus d’émotions. Ce retrait lui-même ne sera pas une décision, il n’entrera dans aucune éthique, il sera dépourvu de toute raison d’être, de tout calcul.
Dans ce qui est apparemment un hôpital psychiatrique, un malade âgé raconte sa vie, ses symptômes. Nikolaï, lui aussi hospitalisé, n’arrive pas à l’écouter, il s’endort. Une infirmière éclate de rire, une autre creuse des trous. Dans la cour, sous le buste de Lénine, les gens font n’importe quoi. Certains balaient, d’autres poussent des chariots. Un malade parle de couleurs, de peinture, un autre de son corps. Une femme ferme les volets. Il faut, à la fin du film, ces épisodes supplémentaires, pour qu’il n’y ait pas de morale de l’histoire, pas de conclusion surplombante.
Sa femme et sa maîtresse viennent, ensemble, rendre visite à Nikolaï dans l’hôpital. Elles parlent de vivre ensemble, de mariage. Il répond que la seule cérémonie qui lui correspond, c’est la messe funéraire, et se recouche. Je n’aime ni parler au téléphone, ni écouter de la musique, ni boire du café, ni me plaindre de la vie, ni fumer, ni rien d’autre ! dit-il. Elles le supplient de revenir – mais la scène s’arrête, ou plutôt se prolonge par plusieurs couples dans le métro. Une femme parle, elle est inaudible. Les hommes s’endorment. Nikolaï se trouve lui aussi dans le métro avec sa maîtresse. Ils s’embrassent, ils rient, et tout d’un coup il s’endort. Le haut-parleur annonce que tous les voyageurs doivent descendre. Elle fait tout ce qu’elle peut pour le réveiller, le gifle, lui hurle après, mais elle n’y arrive pas. La lumière s’éteint, elle sort du wagon et le regarde s’éloigner, profondément endormi. Il tombe sur le sol, les bras en croix, le wagon s’éloigne. Elle reste seule. Le film se termine dans un tunnel.
Natasha et Nikolaï disent tous les deux, à leur façon, Il y a de la mort en moi, mais en disant cela, c’est surtout la mort du monde qui les entoure qu’ils affirment. Eux, ils sont encore vivants (contrairement aux autres).
ANALYSE
Ce n’est pas un film conçu pour être interprété. Au contraire, tout indique qu’il a été fabriqué, filmé, monté pour résister à l’interprétation, et ça marche, puisqu’en tout état de cause, malgré nos efforts, il reste inintelligible. Par un paradoxe qui n’est pas si paradoxal que ça, cette conception ou construction produit aussi l’effet inverse : elle incite à multiplier les interprétations, à les additionner indéfiniment. Que ces interprétations soient contradictoires ou non, elles seront la plupart du temps acceptables. En voici par exemple quelques-unes, parmi beaucoup d’autres :
– Un monde s’est défait. C’est la déliquescence d’un univers dont on soupçonne qu’il n’a jamais été très solide. Les personnages, qui ne sont pas plus irrationnels que ce monde, apportent quand même en embryon de réponse : en se conduisant de la manière la plus incompréhensible, ils ouvrent à une autre possibilité d’univers indéfinie, inconnue, instable, dépourvue d’aucune sécurité. Rien ne prouve que cet univers sera meilleur que celui qui est décrit, il sera peut-être encore pire, mais ça vaut la peine d’essayer.
– Détruire le propre, pour faire surgir de l’unique. Un mouvement général de désidentification est en cours. Puisqu’on ne peut pas l’empêcher, il faut s’appuyer sur lui, le déborder, se débarrasser de toutes les anciennes modalités du sujet, dynamiter ce qui lui était propre pour, toujours par acte souverain, faire surgir une autre définition du propre – chacun doit trouver en lui ce qui le distingue37.
– Pulsion anarchivique. Nous assistons à la disparition de l’archive, de toute archive. Moi aussi je participe à ma façon à cette tâche, ce devoir de destruction. Aucun héritage, aucun patrimoine, aucun archonte ne résiste. Mais le simple fait que cela prenne la forme d’un film présuppose le début d’une autre archive. Laquelle? Ça ne dépend pas de moi.
– mourir vivant. Les deux protagonistes du film, Natasha et Nikolaï, tendent à s’effacer, à disparaître dans une sorte de mort sociale. L’un et l’autre dit, à sa façon : Je ne peux plus vivre dans cet univers, je suis déjà mort. Ils se retirent de leur position sociale, s’écartent de leurs proches. Mais le simple fait qu’ils énoncent cette phrase, cet acte même, la façon dont ils le font, prouvent qu’ils veulent dire le contraire : Moi, je suis encore vivant(e). Mourir à un certain monde, c’est affirmer sa vie. Je n’ai pas d’autre choix, aujourd’hui, que de survivre entre un Je suis mort (faux), et un Je suis vivant (faux lui aussi).
- Il travaillait à la poste, et à chaque télégramme envoyé, il mangeait un steak. ↩︎
- S’il frôle le burlesque, c’est en le prenant exagérément au sérieux. ↩︎
- L’origine et l’essence de la photographie, c’est qu’elle préserve l’image des morts. ↩︎
- L’actrice Olga Sergeyevna Antonova avait déjà 53 ans au moment de la réalisation du film – l’âge du personnage. Née en 1937, elle était toujours vivante en 2022, mais pour nous, spectateurs, il ne reste rien d’autre d’elle que cela, l’image d’un film. ↩︎
- Le réseau de tramways de la ville d’Odessa, composé de vingt lignes, existe depuis 1881. ↩︎
- Thème récurrent dans l’œuvre de Kira Mouratova : il lui faut un homme, mais ce n’est pas celui-là. ↩︎
- Il a très exactement la tête de Trotski. ↩︎
- Y compris un verre plein. ↩︎
- Il semble que ce soit surtout des vêtements de femme : ce sont ses propres vêtements qu’elle jette, pas ceux du mari décédé. ↩︎
- Elle dit : Les gens se dépêchent, ils vont au travail, il est huit heures. À la fenêtre, deuxième étage. Ils se dépêchent, se dépêchent. ↩︎
- La même moustache. ↩︎
- La femme en demande à l’égard du mari n’est pas soumise. Elle le désire, l’attend, mais garde son quant-à-soi dans une position ambiguë, ambivalente. ↩︎
- Il ne semble pas y avoir d’intervention humaine, c’est une machine qui la porte. La phrase Die Welt ist fort, ich muss dich tragen trouve une première mise en œuvre. ↩︎
- Olga Serghejevna Antonova, nommée par son nom. ↩︎
- Elle aussi nommée. ↩︎
- Une grosse femme, avec une toute petite voix. ↩︎
- Ces photographies, disposées comme celles du cimetière, pourraient faire croire que les enfants sont déjà morts. ↩︎
- Il est seul, personne ne l’écoute, il ne s’écoute même pas lui-même. ↩︎
- Elle est moins en charge de la pédagogie que de la discipline. ↩︎
- Réitération de la scène du départ, avec les trois vieilles femmes. ↩︎
- Violence directe, étatique ou civile. ↩︎
- Violence sociale. ↩︎
- Violence économique. ↩︎
- On ne cesse de parler dans le film, mais l’on ne parle pas de ce dont parle le film. ↩︎
- Il parle une langue étrangère. Dans Les Longs Adieux (1971), film réalisé 20 ans auparavant par Kira Mouratova, Yevguenia est traductrice d’anglais. Par la langue, les personnages ouvrent sur l’extérieur. ↩︎
- Au son d’une doucereuse chanson britannique. ↩︎
- Comme la langue anglaise et les nombreuses chansons dans cette langue, le jazz est une figure de l’extériorité. ↩︎
- Tableau peint entre 1647 et 1651. ↩︎
- Il s’agit, disent-ils, de sculpter l’amour à partir de matériaux bruts : une célébration du corps humain. ↩︎
- Dans la brume, ses yeux se ferment difficilement. ↩︎
- Et aussi une jolie femme nue, dans un coin. ↩︎
- Il s’agit de l’écran que nous voyons, pas d’un écran intérieur au film. ↩︎
- À propos de la Révolution française et des massacres du 2 au 7 septembre 1792. ↩︎
- L’anarchiviste n’est pas un anarchiste, car il souffre de l’effacement des archives. ↩︎
- Son sommeil n’est pas un appel à l’autre, c’est un appel à l’effacement de l’autre, mais l’autre résiste. ↩︎
- Regard-caméra. ↩︎
- Il y a aussi, dans le film, un dynamitage de l’universel. ↩︎