Passions (Kira Mouratova, 1994)
Il faut des femmes imprévisibles, illogiques, irrécupérables, pour créer entre les mondes d’autres liens
Prenons trois univers distincts : l’hôpital1, la course de chevaux, le cirque. Prenons deux femmes : Lilia (la blonde2), qui travaille à la morgue de l’hôpital, et Violetta (la brune3), qui travaille dans un cirque – ou voudrait y travailler, ce n’est pas très clair. Elles ont plusieurs points communs : 1/ Toutes deux s’intéressent au cheval (l’animal) et donc à ce qui va avec (le jockey) – quoique pour des raisons différentes. 2/ Elles sont outrageusement maquillées et exagérément féminines par leurs tenues et leur comportement4. 3/ Elles sont très bavardes et semblent raconter n’importe quoi. Supposons que le monde des courses de chevaux, essentiellement masculin, soit une sorte de métaphore de la société : il s’agit d’arriver le premier de toutes les manières possibles, par l’expérience, la compétence, la connaissance du métier, mais aussi par la triche, la manœuvre, le vol, etc. L’ambition du jockey est démonstrative, excessive. Il mime la puissance, mais dès le début du film il est couvert de pansements, incapable de se déplacer par lui-même. Cet homme qui vise la domination est fragile, vulnérable. Pour se soigner, il dépend des femmes. Tout ce qu’il sait dire, c’est : la prochaine fois, je vais gagner.
Quelle est la place des femmes dans ce montage ? Ce qu’elles disent n’a ni queue ni tête mais quand même un résultat. Entre les différents champs considérés, elles créent du mouvement, du lien, une circulation qui ne mène à rien mais présente l’intérêt de faire passer d’un champ à un autre, d’un monde à un autre, de créer des voies de passage5 entre des domaines discontinus, sur un mode à la fois séduisant, absurde, onirique voire surréaliste – et toujours sous l’égide de l’animal qui ici est roi, le cheval. Si les deux femmes ont une passion6, ce n’est pas pour les humains qui montent l’animal, c’est pour l’animal lui-même dont le corps luisant, suant, occupe l’écran de façon répétitive, en gros plans successifs. Plusieurs fois la question est posée : Dans une course de chevaux, qui est celui qui gagne, le cheval ou le jockey ? La réponse n’est pas explicite, mais la préférence de Kira Mouratova est claire. Le jockey est dès le départ dévalorisé, dévirilisé, couché sur une civière, quasiment paralysé. Il monte le cheval, mais le cheval le domine. Certes il parle, mais sa parole n’est pas souveraine. Entre son entraîneur et le business des courses de chevaux, il est manipulé de tous les côtés. Il ne commande pas le monde hippique, métaphore du social, il est commandé.
Le film ouvre sur une longue histoire racontant que, lors de l’autopsie d’une femme, le médecin a laissé dans son ventre une cigarette allumée. Le feu viscéral pourrait être une métaphore du désir féminin, incontrôlable, et aussi du cinéma lui-même (le cinéma de Mouratova, tout aussi incontrôlable). L’actrice blonde Renata Litvínova qui raconte cette histoire joue le rôle d’une infirmière qui travaille à la morgue de l’hôpital. C’est une sorte d’ange de la mort – un rôle qu’elle reprendra dans son propre film, Le dernier Conte de Rita, en 2011. Elle annonce de l’extérieur l’inéluctable dépérissement de ce monde. Essentiellement étrangère au lien social, elle propose une certaine sorte de soin. Elle annonce que sans l’absurdité, le désordre, voire le chaos, on ne sortira jamais du monde de l’économie et de l’échange. Elle n’a pas de pouvoir immédiat, mais un immense pouvoir virtuel.
- On ne sait pas de quel hôpital il s’agit. Peut-être hôpital psychiatrique, ou bien un autre genre d’institution médicale. ↩︎
- Incarnée par Renata Litvinova. ↩︎
- Incarnée par Svetlana Kolenda. ↩︎
- Femmes-poupées, femmes-marionnettes. ↩︎
- À l’origine du scénario, il n’y avait qu’une seule femme, dont le rôle a été divisé par deux. ↩︎
- Le titre du film en russe est uvlecheniya, ce qui peut se traduire par petites passions, ou encore enthousiasmes. On passe, tout au long du film, d’une passion mineure à une autre. ↩︎