L’étreinte du serpent (Ciro Guerra, 2015)

Les traces des civilisations disparues appellent un deuil inarrêtable, une hantise infinie, qu’aucun savoir ne peut effacer

Le film commence avec Karamakate (le « bouge-mondes »), jeune Indien solitaire accroupi dans la forêt amazonienne, vêtu selon la tradition. On est en 1909. Une barque arrive. Un autre Indien habillé à l’européenne l’appelle par son nom, lui présente Theodor von Martius1, un Blanc très malade qui parle sa langue. Karamakate repère immédiatement le collier autour du cou de l’étranger : s’il l’a, c’est qu’il l’a volé. Le Blanc lui répond que le collier lui a été donné par des membres de sa tribu, dans le respect des traditions. Il n’y a pas eu de vol. Ce collier n’est pas un simple objet, c’est la preuve concrète qu’il a effectivement eu un contact avec son peuple. S’il veut bien lui servir de guide dans la jungle, Karamakate pourra, lui aussi, les rencontrer. Le jeune Indien commence par refuser, puis se ravise. Il n’a pas confiance dans le Blanc, mais finalement il n’a rien d’autre à faire. Le Blanc prétend que son peuple n’a pas complètement disparu, qu’il en reste quelque chose. Et si je m’étais trompé se dit-il, et si j’avais tort de vivre tout seul, isolé, et si je portais le deuil d’un vivant ? Alors il accepte, au moins pour un temps, de soigner la maladie tropicale qui affecte le Blanc avec cette plante secrète et normalement réservée aux Indiens, la yakruna

Il y a longtemps, avant même l’existence du cinéma, on a exterminé les Indiens en si grand nombre qu’il n’y avait presque plus personne pour en prendre le deuil. Alors Karamakate les a tous remplacés. Désormais c’est lui le gardien du deuil, il ne vit que pour ça, il n’a pas d’autre but. Persuadé qu’entre l’histoire de son peuple et lui, l’alliance de mort est irréversible, il ne peut que répondre, en sa propre langue, Je suis mort. Et voilà que cet intrus, cet étranger, ce Blanc, lui laisse entendre que ce n’est pas fini. Il était tellement persuadé que son deuil devait être infini que cette suspension le laisse atterré. Rien n’a changé, son peuple n’est pas revenu, ses proches sont morts et disparus depuis longtemps, mais voici qu’arrive quelqu’un qui peut lui faire croire à un retour. Ce n’est qu’un Blanc, un ethnologue allemand probablement aussi criminel que les autres, mais il revient avec quelques inscriptions, quelques traces de son peuple disparu. Karamakate est méfiant, il ne veut pas perdre la seule chose qui lui reste, le deuil. Et si ce retour du Blanc pouvait signifier, au moins partiellement, le retour de son peuple ? Et si quelque chose, une petite étincelle de son passé, remuait encore ?

Le Karamakate du film pensait vivre le reste de sa vie solitaire, en deuil perpétuel. Il avait renoncé à toute vie sociale, politique ou familiale. Sa formule était : Je ne peux survivre que par le deuil. Elle l’enfermait dans la solitude mais le laissait tranquille, lui évitant tout souci ou hésitation. En restant nu, il s’épargnait toute justification, toute obligation de mettre fin à la période de deuil. La proposition de l’ethnologue allemand l’obligeait à rompre cette sorte de repos. Il n’avait pas tout perdu, il lui restait au moins un nom, un nom indien, à ce Karamakate. 

Dans la séquence suivante, on retrouve Karamakate vieux, dessinant sur un rocher. On est en 1940. Même surprise en voyant arriver une barque avec un autre Blanc. C’est Richard Evans Schultes, botaniste américain2, qui cherche à retrouver la plante avec laquelle Theodor avait été soigné. L’état d’esprit de Karamakate n’est plus le même. Il n’est pas aussi vindicatif et accepte facilement de collaborer avec le Blanc, mais il a un problème. Le Blanc cherche la yakruna, et lui, il a oublié où elle se trouve. D’ailleurs il ne se rappelle plus de rien. Même quand il dessine les motifs traditionnels, il ne sait plus ce que les dessins veulent dire. Les pierres, les arbres, les plantes ne lui parlent plus, ne répondent plus à ses questions. Il n’est qu’un chullachaqui3, une coquille vide, sans âme, privée d’émotions. Il ne sait même plus préparer le mambe (plat local), il en pleure. En choisissant la solitude, Karamakate avait stabilisé la perte, il avait établi une sorte d’équilibre : puisqu’il avait tout oublié, c’est qu’il était vraiment en deuil, c’est que son deuil était légitime. Une partie de la douleur liée à la destruction de sa tribu s’était atténuée. Contrairement à ce qui arrive dans le premier temps du film, quand il était encore jeune, l’arrivée du Blanc, cet autre, cet étranger, ne le met plus en colère. Son amnésie le rend plus tolérant, y compris à l’égard de ceux qu’il considère comme des criminels. Ce qui l’indignait le plus autrefois, qu’on puisse collaborer avec le Blanc, lui apparaît maintenant comme une possibilité réaliste, peut-être une solution. Ces ethnologues, ces anthropologues, ces linguistes, pourraient devenir des alliés. Et s’ils réussissaient à (re)découvrir la yakruna ensemble, lui et le Blanc ?

À présent celui qui témoigne, ce n’est ni l’ethnologue ni le botaniste, c’est le film. En pratique il ne serait pas facile de le faire venir à la barre du témoin mais il joue très bien son rôle, celui d’un tenant-lieu du témoin, et ça marche, il est parfaitement crédible. Il est inutile d’être naïf pour croire en un film, au contraire, un film comme celui-là nous soustrait à la naïveté. Nul ne témoigne pour le témoin dit Paul Celan4 – seul le témoin peut témoigner de ce qu’il a vu. C’est indéniable, mais il y a des exceptions. Il y a un génie du cinéma qui l’autorise à témoigner de ce que personne n’aura vu. La disparition des témoins fait partie du jeu, c’est même la signature de son « authenticité » (si l’on peut encore employer ce mot suspect entre tous). Il y aurait eu un événement, il serait muet, dépourvu d’âme, chullachaqui. Il s’agit tout à la fois de s’appuyer sur le deuil et de le nier. Alors seulement nous nous ouvrons à la possibilité d’y croire, nous avons l’espoir d’apprendre de qui ou de quoi nous sommes endeuillés, une expérience qui peut nous rendre gais, euphoriques, mais aussi tristes, nostalgiques.

Karamakate se souvient du nom d’une substance, la caapi, qui pourrait peut-être lui permettre de retrouver ses souvenirs, mais il ne sait plus la préparer. A quoi lui servirait cette recette s’il n’y a plus personne pour consommer avec lui ? L’arrivée du Blanc et de cet autre derrière le Blanc, le spectateur, le regardeur du film, change la donne. Karamakate peut enfin s’adresser à quelqu’un. Nous savons qu’il n’est qu’un personnage de film, et pourtant nous lui faisons confiance, il faut que nous lui fassions confiance, à travers lui nous pouvons vivre et ressentir le deuil d’une trace. Dans la même conversation et parfois la même phrase, les acteurs passent d’une langue à l’autre : amazonien, espagnol, portugais, latin, allemand, anglais. La trace que nous cherchons, intraduisible, ne peut se dire dans aucune de ces langues. À la façon d’une langue sacrée, d’une langue oubliée, elle reste vivante, opérative quoiqu’incommunicable, active quoiqu’occultée entre les langues. Le savoir des occidentaux, dont on suppose par principe qu’il est communicable, est incapable de saisir une telle langue. Au deuil indien d’une tradition et de ses significations s’ajoute le deuil, pour les Occidentaux, de l’efficacité du connaître, de la science. Il y aura eu un baiser mortel, un testament illisible, un héritage qui se passe de toute présence. El Abrazo de la Serpiente (titre espagnol du film : Le baiser du serpent5) n’a pas cessé, mais on ignore à qui l’étreinte s’adresse et dans quelle langue elle parle. Ce film nous fait un don : rien de concret, rien de précis, mais la chose la plus précieuse, la plus inaccessible : un point de départ.

Personne n’avait posé sa caméra dans cette région d’Amazonie depuis une trentaine d’années. Les mêmes Occidentaux qui ont détruit la culture indienne, qui ont porté la mort dans la forêt, sont les seuls à pouvoir en sauver quelques restes : des schémas, des inscriptions, des photos, des notes gardées dans des cahiers qu’aujourd’hui seuls les savants, les érudits peuvent espérer déchiffrer. Ces restes n’auraient même pas de place dans un musée, car il n’y a pas de légende pour les interpréter. Tout ce qui s’en restitue aujourd’hui a le statut d’une fiction. Tout tourne autour d’un homme, l’indien Karamakate, seul et ultime porteur vivant d’une culture qu’il a déjà oubliée. Il doit concilier un rejet, pour ne pas dire dégoût à l’égard de ceux qui ont détruit son peuple, et une attirance, voire une complicité pour ceux (les mêmes) qui tentent de sauver ce qu’il en reste. Son drame, c’est que sa mémoire repose en partie sur ces étrangers. Il comprend l’espagnol, mais fait semblant de l’ignorer ; il faut qu’il les aide, et il faut en même temps qu’il se protège d’eux. Il reste fidèle à la « chose » disparue, même si cette fidélité est impossible. Certes il y a d’un côté des méchants : les missionnaires, les exploitants du caoutchouc, et de l’autre côté des gentils : les Indiens. Mais dans le monde où il vit on n’a guère le choix, on réside quelque part entre les deux. C’est vrai pour l’Indien, et aussi pour les scientifiques et les auteurs du film. Complices de l’exploitant, ils voudraient contribuer à sauver la culture que leurs coreligionnaires ont détruite, mais en la sauvant, ils la transforment.

Au fond, nous sommes dans la même position par rapport à notre culture que Karamakate par rapport à la sienne6. En dénonçant le colonialisme dont nous sommes les héritiers directs, nous partageons un deuil paradoxal, singulier, sans référent, sans trop savoir avec qui7 nous le partageons. Ce deuil nous perturbe. Il fragilise notre propre survie en menaçant nos distinctions coutumières entre mémoire et oubli, rêve et réel, vivant et spectre, modèle et reproduction, et même entre colonisé et colonisateur, Indien et Occidental. C’est une position intenable, instable. Le film nous laisse dans un certain tremblement, un flottement, il nous oblige à cohabiter avec un fantôme solitaire, personnage cinématographique sans monde qui n’arrive à faire revenir le remède traditionnel, la caapi, que pour des étrangers. Quand s’efface la parole vivante des porteurs de tradition, ces gardiens d’archives, ces archontes, il n’y a plus d’autorité, et s’il n’y a plus d’autorité, il n’y a plus de révolte non plus. Je ne sais plus quoi faire, je me sens dépouillé, dépossédé, ruiné. 

Dans le générique de fin, on peut lire la déclaration suivante : « Ce film est inspiré des carnets de voyage de Theodor von Martius et Richard Evans Schultes ». Puis : « Ces carnets sont les seuls témoignages dont nous avons connaissance aujourd’hui d’un grand nombre de cultures amazoniennes. Ce film est dédié à la mémoire des peuples dont nous ne connaîtrons jamais la chanson ».

  1. Theodor Koch-Grünberg, né en 1872 et mort à Caracaraí, dans l’État de Roraima (Brésil) le 8 octobre 1924, est un ethnologue et explorateur allemand. Il a contribué à l’étude des peuples autochtones d’Amérique du Sud, en particulier les Indiens Pemóns du Venezuela et les peuplades du Brésil de la région amazonienne. Le film est aussi inspiré par un autre ethnologue allemand, Carl Friedrich Philip von Martius, qui a été membre de l’expédition scientifique autrichienne au Brésil de 1817 avec Johann Baptist von Spix. Ils ont exploré le bassin de l’Amazone durant près de trois ans, avant de publier Nova Genera et Species Plantarum Brasiliensium (1823–1832, 3 vol.) et Icones selectae Plantarum Cryptogamicarum Brasiliensium (1827). Martius a fait paraître le récit de son voyage en trois volumes de 1823 à 1831, accompagnés d’un volume de planches. Son ouvrage le plus célèbre est Historia Palmarum (1823-1850) en trois volumes, dans lequel il décrit les palmiers qu’il a découverts au Brésil. Il a aussi écrit sur le folklore brésilien, les langues indigènes, et la formation du peuple brésilien (Comment doit s’écrire l’histoire du Brésil, paru en 1845). ↩︎
  2. Richard Evans Schultes (1915-2001) a travaillé pour le service des plantes industrielles du ministère américain de l’Agriculture de 1942 à 1954 puis est devenu conservateur au musée de botanique de Cambridge, membre de diverses sociétés savantes dont l’American Academy of Arts and Sciences, la Société linnéenne de Londres, l’Académie de sciences de Colombie, la Société de botanique économique d’Amérique, etc. Il a publié Native Orchids of Trinidad and Tobago (1960), avec Arthur Stanley Pease (1881-1964) et Generic Names of Orchids. Son livre Les Plantes des dieux. Les plantes hallucinogènes, botaniques et ethnologiques, coécrit avec Albert Hofmann, le découvreur du LSD, est un ouvrage fondateur d’une nouvelle discipline, l’ethnobotanique. Il y aborde l’usage traditionnel de plantes enthéogènes et hallucinogènes (datura, peyotl, ayahuasca, entre autres) par les peuples indigènes en y mêlant des connaissances de botanique, biochimie, ethnologie, chimie, mythologie. C’est l’ouvrage de référence sur le sujet. ↩︎
  3. Le film met un mot sur l’impression terrible que j’ai toujours ressentie : chullachaqui. Le mot est étranger, il vient de cette langue amazonienne que peut-être ils ne parlent même plus entre eux ou dont ils ont oublié le sens. J’aime ces cultures perdues, je m’y sens bien, il me semble qu’elles sont plus profondément ancrées en moi que ma propre culture, qu’elles l’ont toujours été. Grâce au film, un nouveau mot, chullachaqui, a pris vie dans ma langue. On dit que cette tradition sans locuteur, ni parole, ni témoignage, a complètement disparu. On n’a peut-être pas tort, sauf ce film qui réussit à participer de cette tradition sans en faire partie. Le film a respecté le mot, il l’a gardé, et en même temps il en a fait un autre mot dans une autre langue. ↩︎
  4. En allemand Niemand zeugt für den Zeugen, c’est un extrait du poème Aschenglorie, traduit par Jean-Pierre Lefebvre. Comme son titre indique, le poème est à la gloire des cendres, lesquelles cendres témoignent indirectement de ce qui ou de ceux qui ont disparu. ↩︎
  5. L’ouroboros est un serpent qui se mord la queue – il commence par le deuil de lui-même. ↩︎
  6. En entrant dans le monde de Karamakate, je me suis senti soulagé, et pourquoi soulagé ? Pas pour avoir gagné un monde, mais pour en avoir perdu un, et c’était encore mieux. J’ignorais avant de voir ce film (car il semblerait qu’il y ait eu un avant, ce dont je doute déjà) que ce monde perdu m’attendait.  ↩︎
  7. Pour le cinquième centenaire de la « découverte » de l’Amérique (1992), le réalisateur péruvien César Galindo montre une sorte de Don Quichote conquistador seul sur son cheval dans un cimetière où trône une grande croix chrétienne. Qu’y avait-il avant la croix, qu’y a-t-il sous la croix ? On ne peut pas le savoir, tout est enseveli. Même la trace des cultures disparues est enterrée, invisible, perdue. Pourtant le réalisateur s’adresse à nous en langue quéchua. Il inscrit le titre du film en cette langue (Pichqa minutukuna ilaqtanchispi wanuqkunamantaCinq minutes pour les âmes de l’Amérique) et les chanteurs, à l’intérieur du cimetière, s’expriment eux aussi en quéchua. Il n’y a de survie que par la langue. ↩︎

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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