Le cheval de Turin (Béla Tarr, 2011)
Notre monde s’efface, s’arrête, ce qui arrive est obscur, inconnu, absolument indéterminé
Ce film est partagé en six jours, numérotés de 1 à 6, et composé de 30 plans-séquences de 5 minutes chacun. Des panneaux affichent Premier jour, Deuxième jour, Troisième jour, etc… jusqu’au Sixième jour, mais au lieu de progresser, le récit semble régresser, comme s’il s’agissait non pas de création, mais de dé-création; non pas de faire émerger un monde de plus en plus diversifié, mais d’effacer la diversité du monde, de le restreindre de plus en plus en attendant le néant dont on suppose qu’il arrivera le jour suivant, l’ultime, le septième, après la fin du film (quand nous sortirons du cinéma).
On peut interpréter le film par comparaison avec Melancholia, de Lars Von Trier, film sorti la même année. Melancholia met en scène un processus naturel : une planète s’écrase sur la terre, y détruisant toute vie. Certes, la civilisation avait largement entamé son autodestruction, mais c’est tout de même cette planète exogène, ce processus physique, qui détruit irrémédiablement la terre. Le monde de Von Trier est absolument dépourvu d’avenir. Aucun survivant n’est possible, aucun jour supplémentaire. Le cinéaste danois, qui s’était présenté comme un ami d’Hitler, n’a aucune empathie pour ses semblables, aucun désir de préserver qui que ce soit. Le cinéaste hongrois, au contraire, nous montre un cocher et sa fille. Il est pauvre, handicapé, mais digne. Le film ne décrit pas la fin du monde, mais la fin d’un monde, celui que Nietzsche a déclaré insupportable. Par sa folie, Nietzsche se retire de ce monde-là – mais il lui reste encore dix ans à vivre dans ce qu’il qualifie lui-même de folie – et qui est un autre monde à lui, un contre-monde. La terre s’obscurcit, elle devient opaque, on n’éclaire plus rien, même avec des lampes artificielles, mais au-delà des limites du cinéma, dans ce qui apparaît comme un néant mais qui est d’abord un univers inconnu, absolument indéterminé, tout espoir ne disparaît pas. Il reste encore le septième jour (ou encore un huitième, supplémentaire).
Béla Tarr a annoncé que ce film-là serait son dernier. Le cinéma, pour lui, s’arrête tout net – comme le cheval. Un matin, un soir, sixième jour – mais pas le dernier, car il en reste encore un. Cet homme de 57 ans n’est pas désespéré, il a d’autres projets. Son shabat cinématographique ne signifie pas sa mort (à lui), mais la fin d’un certain travail qu’il s’était imposé et pour lequel il pense qu’il n’a rien de plus à apporter. Mon œuvre, dans le cinéma, est achevée – dit-il, Je ne mangerai plus de ce pain-là. Je ne porterai plus le poids d’un nouveau film, ce qui ne m’empêche pas de rester, encore aujourd’hui, bien vivant. Ce n’est pas la fin du monde, c’est l’épuisement d’un projet qui n’avait plus rien à dire, dans la Hongrie de Viktor Orban qui se moque du cinéma. Béla Tarr ne part pas en exil, mais il sait qu’il ne tirera plus la charrette du cinéma dans ce pays-là. Circulez.
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PROLOGUE. 6 rue Carlo Alberto, Turin, 3 janvier 1889. Texte prononcé en voix off : Friedrich Nietzsche franchit le portail, passe devant une charrette dont le cheval refuse d’avancer. Le cocher perd patience, prend son fouet et frappe le cheval. Nietzsche fend la foule, enlace l’animal et commence à sangloter. Son voisin le raccompagne chez lui. Pendant deux jours, Nietzsche reste prostré sur un divan, sans rien dire, jusqu’au moment où il articule difficilement ces mots : « Mère, je suis fou ». C’est le commencement d’une période de dix ans pendant laquelle il ne sortira jamais d’une douce folie, sous la protection de sa mère et de ses sœurs. C’est ce que nous savons de Nietzsche, mais nous ne savons rien du cheval1. On ne sait pas qui prononce le prologue. L’écran est noir, il n’y a pas d’image. La date et le lieu sont vérifiables, ils donnent au texte sa crédibilité historique, mais la phrase : « Mutter, ich bin dumm » est inventée. Pour le commentateur, cela n’a pas beaucoup d’importance, car que cette phrase ait été prononcée ou non par Nietzsche , elle fait partie du film, et si nous prenons le film au sérieux, nous devons prendre aussi cette phrase au sérieux. Sur le plan logique, la phrase Je suis foun’est pas plus logiquement soutenable que, par exemple, Je mens ou Je suis mort. C’est une phrase possible (un fou peut dire : Je suis fou), mais l’on peut s’interroger sur sa vérité si l’on admet qu’un des symptômes de la folie est de ne pas pouvoir distinguer le vrai du faux. Si Nietzsche était déjà fou, alors la phrase qu’il prononce ne peut pas être prise au sérieux. Telle est peut-être la raison pour laquelle, dans le film, elle est prononcée dans le noir. Ce genre de phrase ne peut être dite que dans l’obscurité, celle de la folie de Nietzsche dont nous ne savons rien, celle des commencements ou des prolégomènes de la démence, et aussi celle des dix années qui suivent et plus loin encore, celle de la fin du film et d’au-delà de la fin du film où nous sommes encore aujourd’hui. L’obscurité de la scène du prologue, c’est l’idée de folie (ou de démence) attachée au nom de Nietzsche, que personne d’autre que lui n’a le droit ou n’est digne de prononcer.
Tout commence par un refus et une rencontre. Le refus vient du cheval : il ne veut plus avancer, il s’arrête. La rencontre est difficile à définir. On peut dire que c’est celle du philosophe et de l’animal – mais l’animal n’y a pas vraiment participé. On peut dire que c’est celle du philosophe et du cocher, à moins que ce ne soit celle d’une phrase : Il ne faut pas continuer, il faut arrêter. L’animal ne connaissait pas la phrase, mais il savait qu’il devait arrêter, et Nietzsche aussi (arrêter de philosopher, de philologuer, de rhétoriquer, etc., et aussi arrêter de ne pas être fou).
On sort du noir. Le cheval harnaché de cuir avance lentement dans un bruit de ferraille, dans un espace déjà plus ou moins flou, embrumé. Il est filmé frontalement, de face, en avant du cocher qui garde toujours le fouet à portée de main. Ce long plan suggère qu’il y a quelque chose derrière la figure du cheval, quelque chose qui précède le récit à venir, une chose sur laquelle aucun indice ne nous est révélé.
PREMIER JOUR .
Descendu de la charrette, marchant contre le vent, le cocher tire le cheval. Arrivé dans une cour de ferme, l’animal est pris en charge par une jeune femme. Ils se mettent à deux pour défaire le harnais. Le cheval entre dans l’étable, la jeune femme apporte le foin, ils poussent la charrette dans le hangar. Sa longue cape poussée par le vent, elle ferme les portes, traverse un champ, récupère le linge. Elle aide son père, dont le bras droit semble paralysé, à se déshabiller, lui enfile une chemise, ajuste son pantalon. Ils ne disent pas un mot, mais la musique répétitive, solennelle, entretient le sentiment du tragique. L’homme se couche sur le lit. La fille prend deux pommes de terre dans un coffre et les fait cuire. Sans bouger, pendant un long moment, elle regarde par la fenêtre, pose les pommes de terre cuites sur la table. Les assiettes sont en bois. C’est prêt, dit-elle. L’homme tousse, il épluche sa pomme de terre brûlante avec sa seule main valide et mange très vite avec les doigts. Il s’assied devant la fenêtre tandis qu’elle finit de manger, récupère les épluchures, s’en va. Le soir, elle ferme les volets, entretient la cheminée. Il lui ordonne d’aller se coucher. Elle éteint les lumières, se mouille la figure. Dans le noir, il dit : « Tu les entends ? – Quoi ? – Les vers à bois ne font pas de bruit. Je les ai entendus pendant 58 ans, et maintenant je ne les entends plus. – Effectivement, ils se sont arrêtés. – À quoi tout ça rime ? – Je n’en sais rien, dormons ».
Les vers sont les premiers à cesser de manger, les premiers à percevoir par leurs propres moyens, leur sens, leur perception inconnue, la mutation en cours. La jeune fille se couche, tire la couverture sur elle, regarde le plafond, tandis que son père observe la campagne à travers la fenêtre. On entend des tuiles tomber bruyamment du toit, et la voix off précise : Le vent rugit sans relâche. La musique est toujours aussi pesante. Au début du film, on peut croire en une description minutieuse, quasi-sociologique, de la vie du paysan solitaire avec sa fille dans leur environnement misérable. Mais dès le prologue, cette dimension sociale est perturbée. Il ne suffit pas que le cheval s’immobilise inopinément, il faut encore que la tempête soit exagérée, excessive, hors-norme, que les vers s’écartent de leur comportement usuel. Quelque chose arrive, le paysan et sa fille ne perçoivent pas par eux-mêmes ce quelque chose, i. l leur faut des signes qu’ils ne comprennent pas2.
DEUXIÈME JOUR.
Le vent ne s’est pas apaisé. La jeune femme allume le feu, va chercher de l’eau au puits et ferme la porte derrière elle. Le cocher se lève en toussant. Elle lui met ses bottes, l’habille. Il boit un verre d’eau, regarde dehors. Elle se mouille la figure. Ils sortent la charrette, harnachent le cheval. Il voudrait aller en ville, frappe le cheval, hurle, insiste, mais le cheval n’avance pas. « Tu vois pas qu’il va pas bouger ? » dit la fille. Il insiste encore. « Arrête ! » dit-elle. Il faut arrêter, c’est un impératif, un commandement. La fille l’a entendu même si elle croit encore que ce commandement ne les concerne qu’indirectement. Pour l’instant, seuls les animaux sont directement affectés, mais il faudra qu’ils acceptent aussi, qu’ils se résignent à travers eux. Elle retire la bride du cheval, son collier, ils le reconduisent dans l’étable, ferment la porte. Ils replacent la charrette dans le hangar. Le cocher aurait besoin de l’aide de sa fille pour retirer ses vêtements de nuit, elle ne vient pas, il commence tout seul, l’appelle, elle arrive. Ils répètent les mêmes gestes. Avec son bras gauche, il coupe du bois à la hache. La musique, toujours aussi angoissante, reprend tandis qu’elle verse de l’eau chaude dans une bassine pour laver le linge. Il accroche une corde, le linge blanc froissé pend dans la grande pièce. Il fabrique une ceinture de cuir. Quand les pommes de terre sont cuites, sa fille dit les mêmes mots : « C’est prêt ». Long plan-séquence qui les montre manger avec leurs doigts. Dans la bande-son, le vent puissant et la musique alternent. Le cocher s’assied devant la fenêtre, il regarde dehors, puis baisse la tête, jusqu’à ce qu’un autre homme frappe à la porte. L’homme n’a plus d’eau-de-vie, il demande qu’on lui remplisse sa bouteille. « Pourquoi est-ce que tu n’es pas allé en ville ? » demande le cocher. « De toutes façons, le vent l’a emporté » répond l’autre. Cette Chose qui l’emporte, ce n’est pas un Qui, c’est un Quoi, c’est le vent dont on ne peut plus dire qu’il est un élément naturel. Ce vent est un facteur d’un autre genre, qui les empêche de se déplacer.
L’autre homme se lance dans un long discours. « En ce moment, tout tombe en ruine, ils ont tout dégradé. (…) C’est le jugement des gens qui est parti, leur propre jugement (…) Dieu participe à ça, c’est la pire création qu’on puisse imaginer (…) Le monde a perdu ses bases (…) Tout ce qu’ils ont acquis se dégrade, ils l’ont acquis dans une bataille cachée, dissimulée (…) Tout ce qu’ils touchent perd son fondement jusqu’à la victoire finale (…) Ça a continué pendant très longtemps, parfois avec douceur, d’autres fois avec dureté, mais ça a continué toujours dans le même sens. (…) Tout ce qui est grand, noble, ne devrait s’engager dans aucun combat, mais disparaître (…) Il n’y a plus rien à quoi se raccrocher car tout ce qu’ils touchent est à eux, y compris le ciel, nos rêves, y compris le silence infini, y compris l’immortalité (…) Tout est perdu pour toujours (…) Ils doivent accepter qu’il n’y a pas de dieu ni de Dieux (…) Ils l’ont cru et accepté, mais ils ne l’ont pas compris, ils sont restés là, stupéfaits mais impuissants. Ils ont vu qu’il n’y avait ni bien ni mal, mais si c’est ainsi, ils auraient dû comprendre qu’ils ont disparu eux aussi. Ils se sont éteints, comme la cendre dans la prairie, les gagnants comme les perdants, défaite ou victoire (…) Je me suis rendu compte ici-même que je m’étais trompé quand j’ai pensé qu’il ne pouvait pas y avoir de changement sur terre. Maintenant crois-moi, je sais que ce changement a eu lieu ».
Comme le cheval, comme les vers, comme la tempête, l’autre homme a perçu qu’il se passait quelque chose. Il cherche des responsables, des coupables, il les accuse, il a remarqué que ça se réduisait, qu’on allait vers la disparition de ce qui pour lui a le plus de valeur. Il a pressenti le risque d’anéantissement, il a perçu que ce qui se passait était un événement unique, il s’est rendu compte qu’il ne pourrait rien faire, pas même comprendre les tenants et les aboutissants de ce qui se passe. Il y aurait du Nietzsche dans le discours de l’homme, une sorte de Nietzsche inversé dans lequel les surhommes seraient voués à disparaître. L’autre homme serait un anti-Nietzsche, sans moustache ni folie, et le cheval serait un Nietzsche traitant par le mépris le cocher, ce représentant du discours courant. Le film radicaliserait, porterait la décadence à son ultime aboutissement. « Laisse tomber, tout ça, c’est des blagues » répond le cocher. Le cocher n’embraye pas. Il n’est pas qu’un cocher ou un paysan, il est aussi un homme logique, rationnel. Il préfère supposer que ce qu’il ne comprend pas n’existe pas.
L’autre homme paye son litre d’alcool. Il s’en va lentement, appuyé sur sa canne, boit quelques gorgées, accompagné par la même musique répétitive. C’est un film où la musique est centrale, plus expressive encore que l’image et les mots. Si depuis le premier instant, le cheval est associé à un danger à venir, et si c’est ensuite le vent qui est affecté, les gestes quotidiens, les objets les plus simples, c’est à cause de cette musique qui, après sa brouille avec Wagner, aurait plu à Nietzsche.
TROISIÈME JOUR.
La jeune fille se réveille en chemise de nuit, met ses bas, un gilet, sa longue jupe, une chemise, une sorte de cardigan qu’elle boutonne soigneusement, un tablier, un manteau, un deuxième manteau, de grosses chaussures, ajuste ses cheveux, allume le feu dans le poêle, rabat sa capuche, ouvre la porte et sort chercher de l’eau dans le puits (exactement les mêmes gestes sans doute qu’elle accomplit tous les jours). Il fait froid, le vent souffle fort, elle grimace, elle souffre. Le cocher se réveille lui aussi, il boit un peu d’eau, elle l’aide à s’habiller, comme tous les jours. Ils boivent de l’eau-de vie – le cocher en prend même deux fois. Cette boisson supplémentaire, c’est le signe de l’exception, le signe que, chez les humains aussi, quelque chose commence à se déstabiliser.
Le cocher met son manteau, il va dans l’étable, observe le cheval. Il n’a toujours rien mangé. La fille apporte une brouette, ils y mettent le foin souillé, qu’elle dépose dehors. Il verse de l’eau dans un seau pour le cheval. « Elle ne mange pas ! » dit la jeune fille. La phrase est dite au féminin, ce qui nous fait savoir que le protagoniste de cette histoire est une jument. Elle aura été la première à perturber l’ordre immuable qui réglait le comportement du cocher et celui du philosophe, la première à tirer les conséquences de cette situation absolument unique en refusant de manger. Quelle est la place et la fonction exacte du cheval ? N’est-il qu’un symptôme, révélant aux humains des événements qui se produisent ailleurs – ou bien a-t-il lui-même une part active dans l’histoire ? La bête est le lieu où quelque chose vacille, un quelque chose qui ne dit rien, n’a rien à dire, un lieu où quelque chose agit sans demander la permission. Ils se regardent avec inquiétude. « Mange !, tu dois manger ! » « Elle va manger » dit le cocher. « Mange, il faut que tu manges » dit la jeune fille. Elle caresse l’animal, qui détourne la tête. Le cocher reste du côté de la logique, de la répétition du cycle, il ne peut pas imaginer qu’un cheval ne mange pas. Un cheval, ça mange, et donc celui-là va manger, pense-t-il. Sa fille supplie l’animal, mais elle n’ignore pas, depuis un moment, qu’il ne cédera pas. Elle commence à passer de l’autre côté .
Pour ce qui les concerne, ils ont toujours le même repas. Le cocher semble nerveux, affamé. Alors que la bande-son réitère, une fois de plus, la musique répétitive, ils entendent un bruit qui les surprend, leur fait tourner la tête. Elle va voir. Une charrette passe au loin, sur le chemin, elle va dans leur direction, elle avance avec la vivacité des deux beaux chevaux blancs. « Qui est-ce ? » demande le père. « Je crois que ce sont des tsiganes. – Qu’est-ce qu’ils viennent faire ici ? – Je ne sais pas mais ils viennent. – Salauds pourris puants ! » crie le père . « Il faut les chasser ». Ils sont six (plus leur cocher, qui reste assis sur la charrette), curieusement accoutrés, ils rient, dansent, ils se servent à boire dans le puits. Elle essaie de les faire partir, ils se moquent d’elle, la provoquent (« Voici la fille, voici la fille, avec les yeux du diable »), l’entourent (« Viens avec nous ! »). Le père sort armé d’une hache (« Fils de pute, foutez le camp ! »). Ils s’en vont finalement en laissant un livre en compensation pour l’eau qu’ils ont prise, plus quelques injures (« L’eau est à nous, on reviendra ! » « Vous êtes faibles, quasi-morts ! »). Elle débarrasse la table et commence difficilement à lire au hasard une page du livre. « Dans le lieu qui fut saint, la seule pratique autorisée était la vénération du Seigneur. Tout ce qui n’était pas lié à la sainteté du lieu était interdit. Depuis que ces lieux ont été violés par l’injustice des actions qui ont eu lieu parmi eux et qui ont scandalisé la congrégation, plus aucun service ne pouvait être tenu là, jusqu’à ce qu’ait lieu une cérémonie de pénitence. Demain viendra la nuit, la nuit finira… ». Une voix off interrompt la lecture de la fille et dit : « La tempête fait rage dehors. » Le vent balaye sans cesse la terre dans la même direction, sans rien pour lui faire obstacle. Un grand nuage de poussière desséché, fouetté par le vent, ravage le vide. Elle continue à lire. Il faut des tsiganes, ces êtres puants, pour leur apporter un livre. La jeune fille essaie de le déchiffrer, mais le père est indifférent.
QUATRIÈME JOUR.
La fille alimente le feu, elle se couvre et sort. Dehors, la tempête est pire encore. Elle revient, appelle son père. « Viens ! ». Le puits est vide. « Couvre-le ! » dit-il. Il revient ébouriffé, secoué, boit de l’eau-de-vie. Dans l’étable, la jument n’a toujours rien mangé. « Pourquoi ? » demande la fille. Il n’y a plus de doute, il arrive quelque chose. Nous entendons toujours la même musique, obsédante. Ils n’ont pas besoin de cette musique pour ressentir l’angoisse, l’inquiétude. Le silence leur suffit. La jeune fille nettoie l’étable, propose à boire à la jument qui reste immobile. « S’il te plait ! » dit-elle en la caressant, sans résultat. Le père va chercher des coffres, des sacs. Il dit à sa fille : « Emballe des vêtements, des plats, du fil et des aiguilles, des choses comme ça ! On ne reste pas là ». Elle met les affaires dans des caisses. Il lui dit de prendre les draps, les couvertures, de l’eau-de vie, les pommes de terre. Il entasse lui-même des cordes, du cuir. Le cocher croit que la malédiction est liée à ce lieu et qu’en partant, en allant ailleurs, il pourra y échapper.
Ils chargent la charrette, la tirent vers la route, entraînent avec eux la jument dans la tempête, puis finissent par revenir. Ce n’est pas le cheval qui les tire, ce sont eux qui tirent le cheval. La tentative de fuite est un échec, ils reviennent. Il faut tout remettre dans la maison. Le père s’assied à sa place habituelle, derrière la fenêtre. Ils ont perdu la maîtrise, ils en sont réduits à la passivité.
CINQUIÈME JOUR.
Le père se réveille. Il semble surpris, il tousse. Sa fille l’aide à s’habiller, comme d’habitude. Ils subissent le silence, et nous subissons cette terrible musique. Ils boivent de l’eau-de vie, il en boit de plus en plus. La jument, affaiblie, ne mange toujours pas. Ils la regardent, lui retirent le licol. Ils savent qu’elle est perdue, mais ne savent pas pourquoi. Ils ferment la porte derrière eux. Il y a toujours autant de vent, peut-être plus. Dehors, l’atmosphère est aussi lumineuse que brumeuse. Le père est penché vers le sol, la fille coud un vêtement. Elle prépare le repas. Ils s’installent, mangent une pomme de terre, toujours aussi brûlante. Ce sont les mêmes gestes, mais ils n’ont plus la même signification. Ils n’ont pas besoin de se parler. Il revient à sa place devant la fenêtre. Tout d’un coup, toutes les lumières s’éteignent, dedans et dehors, il fait noir. « Papa, qu’est-ce que cette obscurité ? – Allume les lampes. ». Elle essaie, les lâche, n’y arrive pas, ouvre le four, récupère une mèche, deux mèches, allume une deuxième lampe, une troisième. Tant que les lampes fonctionnent, ils résistent encore contre l’obscurité, contre l’anéantissement.
Ils sont immobiles, ils attendent. Soudain les lampes elles aussi s’éteignent. Elle essaie d’en rallumer une, n’y arrive pas. Pourtant la lampe est pleine d’huile. C’est incompréhensible. « Va chercher de la braise » dit-il. Il souffle dessus – la lampe de s’allume toujours pas. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » demande-t-elle. « Je ne sais pas, allons-nous coucher ». « Même les braises se sont éteintes » dit-elle. « Demain, nous réessayerons » dit-il. Voix off : On peut les entendre chercher leur chemin jusqu’à leur lit. On peut les entendre se coucher et tirer les couvertures sur eux. On peut entendre leur respiration, seulement leur respiration. Dehors règne un silence mortel, la tempête est terminée. Le silence mortel tombe aussi sur la maison.
SIXIÈME JOUR.
Musique. La pièce est très sombre . Ils ont chacun leur pomme de terre, de chaque côté de la table, mais apparemment elle est crue. Il fait les mêmes gestes que d’habitude, sans réussir à l’éplucher. « Mange », dit-il. « Nous devons manger ». Il mord dans la pomme de terre crue. Elle ne bouge pas. Ils sont plongés dans leurs pensées. L’image s’efface peu à peu, le film se termine.
Le cocher ne se sera jamais résigné. Jusqu’au bout, il aura conseillé de faire ce qu’il faut faire.
Il n’y a pas de septième jour, ou plutôt : du septième jour, on ne peut rien dire. C’est un film de théologie négative qui dit qu’il ne peut rien dire de ce qui l’a causé. Au lieu de commencer par « On ne peut rien dire du commencement », il finit par « À la fin, on ne peut plus rien dire ». Mais cette fin finaliste annihile aussi le commencement. Au lieu de progresser, le récit semble régresser, comme s’il s’agissait non pas de création, mais de dé-création; non pas de faire émerger un monde de plus en plus diversifié, mais d’effacer la diversité du monde, de le restreindre en attendant le néant dont on suppose qu’il arrivera le jour suivant, l’ultime, le septième, après la fin du film (quand nous sortirons du cinéma). Il n’y a ni explication, ni justification, et l’on n’en saura pas plus sur la fin que sur le début.
- Transcription du récit qui inaugure le film : Le 3 janvier 1889 à Turin, Friedrich Nietzsche franchit le portail du numéro 6 de la Via Carlo Alberto, peut-être pour aller se promener, peut-être pour aller à la poste chercher son courrier. Non loin de là, ou peut-être très éloigné de lui, un cocher a des difficultés avec un cheval obstiné. Malgré son insistance, le cheval refuse de bouger. Quel que soit le nom du cocher – Giusepe? Carlo? Ettore? -, il perd patience et lance son fouet sur l’animal. Nietzsche fend la foule et cela met fin à la scène brutale avec le cocher, qui brûle de colère. Nietzsche, qui est solidement bâti, avec ses grosses moustaches, saute soudain dans la calèche. Il met ses bras autour du cou du cheval en sanglotant. Son voisin le ramène à la maison où il reste couché sur un divan, silencieux, pendant deux jours, jusqu’à ce qu’il prononce les derniers mots fatals : « Mère, je suis fou ». Il vivra encore dix ans, doux et dément, soigné par sa mère et ses soeurs. Mais ce qu’il est advenu du cheval, on n’en sait rien. ↩︎
- Nietzsche, le philosophe à moustaches, aurait tout de suite saisi ce facteur anormal, stupéfiant, auquel il aurait résolu, pour toujours, de ne rien comprendre. ↩︎