The Universal Theory (Timm Kröger, 2023)
On peut, par le cinéma, fabriquer un ersatz de multivers par lequel s’instille le retour obsédant de la spectralité
C’est un film qui annonce un résultat extraordinaire, La théorie universelle1, celle qui, par exemple, ferait converger la relativité générale et la mécanique quantique, ou bien celle qui concilierait les différentes théories du multivers2 – thèse selon laquelle il pourrait exister d’autres univers fonctionnant selon des lois différentes du nôtre, non observables par nous mais quand même déductibles3. Il annonce cela, le fait deviner dans les calculs du jeune physicien Johannes Leinert, mais n’en propose une preuve que dans un seul domaine : le cinéma (ce qui n’est déjà pas si mal). Johannes, donc, se rend à un congrès de physique dans les Alpes suisses4 en compagnie de son directeur de thèse Julius Strathen. Il lui présente le texte de sa thèse de doctorat, tellement audacieuse que le Dr Strathen n’en croit rien (ou prétend n’en rien croire). S’il rejette avec une telle vigueur le génie de Johannes, pourquoi le vieux scientifique lui demande-t-il de l’accompagner en Suisse ? Ce n’est pas clair, et cela laisse entendre que quelque chose se prépare, et effectivement, ce qui arrive en Suisse se révèle totalement inattendu et incompréhensible.
Il est des choses qui nous impliquent, nous influencent, et qui pourtant ne laissent aucune trace. Ces choses sont incarnées dans le film par une jeune femme, Karin, jeune femme bien vivante, si vivante qu’elle joue du piano5 et couche avec Johannes, si vivante qu’elle connaît à la fois le passé et l’avenir du jeune scientifique. Mais cette fille, Karin, elle est déjà morte. Elle parle une autre langue que Johannes parle aussi (le français6), mais on comprend à la fin qu’elle a été assassinée en Pologne pendant la Shoah. Johannes la cherche et ne la trouve pas, il cherche sa tombe et ne la trouve pas non plus. Qui est elle ? À la fin de l’histoire (au début du film), Johannes l’appelle : « Si tu regardes ça (l’émission de télé), où que tu sois, contacte-moi ». On sait qu’elle ne le contactera pas, elle qui avait prédit que toute sa vie serait un échec, y compris son mariage avec une autre. Il n’y a aucune trace de Karin, et pourtant Karin, dans un autre tunnel temporel, l’a tué, lui, lui qui est encore vivant. Un être qui n’a laissé aucune trace ne peut être assigné à aucune place précise.
Être mort tout en apparaissant sur l’écran, bien vivant, n’est-ce pas justement le statut du cinéma ? The Universal Theory est un film extraordinairement cinéphilique, le film de la spectralité filmique, le film des films, en somme. Karin n’existe qu’au cinéma, comme Johannes, à la façon du multivers7 qui a proliféré ces derniers années, comme en témoignent des productions comme Dr Strange in the Universe of Madness (Sam Raimi 2022), ou Everything everywhere all at once (Daniel Scheinert, 2022). Mais quand je parle de cinéphilie, ce n’est pas à cela que je fais allusion. Lisez les critiques. Ils évoquent Fritz Lang pour le style expressionniste (Mabuse ou M le Maudit), Hitchcock pour Vertigo (Karin réplique de Carlotta Valdes), Tarkovski pour le mystère (Solaris), les films de guerre des années 60, la série télé de Rod Serling, La Quatrième dimension, Astéroid City (Wes Anderson, pour la discussion absconse hantée par le nucléaire) Oppenheimer (Christopher Nolan, pour le désarroi devant l’atome), L’année dernière à Marienbad (Resnais, pour l’ambiance de fin du monde), La nuit du chasseur (Charles Laughton, pour les enfants perdus), David Lynch (pour les dédoublements), Fassbinder (pour la contrefaçon du giallo par laquelle commence le film), Le Testament de Cocteau (pour la descente aux enfers), Matrix (les Wachowski, frères ou soeurs) pour la schizophrénie, Alphaville (Godard, 1965, pour la musique de Paul Misraki et le personnage de Lemy Caution), Leni Riefenstahl pour les films de montagne, Star Wars pour le savant fou Luke Skywalker, Blade Runner pour ses répliquants, Shining de Stanley Kubrick pour la vie après la mort, etc. Le film, donc, se propose lui-même, et renvoie à un nombre de films parallèles quasiment infini. Par ces renvois (explicites ou implicites), il réalise effectivement les mondes dissociés du multivers. À défaut de multivers spatial ou temporel, nous avons droit à un multivers filmique.
Donc l’histoire se déroule en 1962, une époque où l’Allemagne était encore engluée dans son passé, dans un hôtel construit au-dessus d’une mine d’uranium. Dessous, il y a des tunnels où tombent les enfants et où la radio-activité n’est pas nulle. Des hommes à chapeaux s’y réunissent avec Karin et un certain Blumberg, ancien nazi qui sait de quoi il retourne – retrouvé mort mais toujours actif8. Il n’y a pas que des gens qui se croisent là, mais aussi des mondes supposés ne jamais se croiser, des temporalités supposées irréversibles, des secrets cachés sous la montagne. La ruse du film, c’est que les mondes parallèles ne sont pas parallèles. Courant après Karin, Johannes y plonge, et nous y plongeons avec lui (en rêve, bien sûr), et voici que nous pouvons enfin cohabiter avec nos spectres. Cela pose un sérieux problème de crédibilité et peut même briser nos vies, mais cela vaut la peine, car au fond, c’est de ce côté-là que se trouve la vérité (du côté des multivers, c’est-à-dire du cinéma).
D’un côté, le film n’a aucun sens, mais d’un autre côté, on peut restituer tout ce qui arrive. D’un côté, il nous incite à accepter, comme Johannes, que dans notre solitude, nous dérivons dans un vide, mais d’un autre côté, il porte le désir passionné de trouver une explication à tout. D’un côté, les personnages veulent avant tout rentrer chez eux, mais d’un autre côté, ils sont bloqués dans un univers qui n’est pas le leur. Comment faire pour appréhender, à tout moment, deux points de vue contradictoires en même temps ? Peut-être Johannes aurait-il pu s’appuyer sur le scientifique iranien dont la venue au colloque a été annoncée, mais qui ne viendra jamais. Karin aurait pu être la figure de la réconciliation, mais elle s’échappe, elle reste en suspens. Alors Johannes en reste à la confusion, au brouillage, à la nostalgie. Dans le dernier plan du film, on le voit écouter et réécouter Les Barricades Mystérieuses, de Couperin, en version ralentie, comme si cette pièce de musique, et elle seule, pouvait lui donner la clef.
- Quoique le titre initial, The Theory of Everything qui traduit l’allemand Die Theorie von Allem, soit plus large encore que l’universel, puisqu’il englobe « tout ». ↩︎
- Qui s’inspire de la théorie élaborée par le physicien américain Hugh Everett en 1956, une interprétation de la mécanique quantique à l’origine du concept des mondes multiples. ↩︎
- Différents scénarios ont été envisagés : des univers situés dans d’autres dimensions (ou d’autres plans) du nôtre, des univers indépendants, ou bien des univers qui naissent en permanence. ↩︎
- En réalité, le film a été tourné dans une station de ski autrichienne, St. Jakob. ↩︎
- Elle joue un arrangement jazzy des Barricades mystérieuses de François Couperin, ce qui n’ajoute rien à la cohérence du film. ↩︎
- La mère de Timm Kröger était professeure de français. ↩︎
- Ne pas confondre avec le métavers de Méta bien qu’il y ait tout de même un certain rapport. Le métavers est un méta-univers, un monde virtuel structuré et ouvert, qui lui aussi est sensé aller au-delà de celui que nous connaissons. Mais le métayers est, comme un film, devenu une fabrication industrielle. ↩︎
- Généralisation du paradoxe du chat de Schrödinger, qui peut être à la fois mort et vivant : dans un univers il est mort, et dans un autre il est vivant. ↩︎