Pepe (Nelson Carlo de los Santos Arias, 2024)

Une fable aporétique où la mort du souverain ouvre la possibilité d’une hybridité à venir

Le réalisateur insiste, dans ses déclarations, sur la dimension « postcoloniale » de ce film. Voici par exemple ce qu’il écrit dans le dossier de presse : « J’ai voulu réfléchir à des questions cruciales : comment échapper à l’eurocentrisme ? Comment échapper au monde que nous connaissons et qui est tant imprégné d’une dimension coloniale ? Le colonialisme n’est pas une doctrine propre au passé. On la retrouve aujourd’hui encore dans des problématiques liées au pouvoir, au genre, à la nature. Dans mon film, j’ai voulu évoquer un autre concept, à savoir la circularité de la colonisation qui ne peut être transcendée que par la mort ». Suivant cette interprétation, le journal Le Monde parle de « fable postcoloniale », et Médiapart de « dénonciation effective du regard colonial sur le monde contemporain ». On peut se demander où se situe exactement cette dénonciation et comment elle fonctionne. Certes l’hippopotame est exilé, transporté, « sans jamais comprendre où il est transporté, sans jamais comprendre où il se trouve » (dixit Nelson de los Santos). Certes, c’est aussi l’histoire de certaines populations déportées, déplacées, déculturées. Mais cet animal qui s’est finalement assez bien adapté aux conditions de la rivière Magdalena, en Amazonie, est-il véritablement « arraché à sa terre originelle », comme l’ont été les esclaves ? L’hippopotame se moque de ses origines (supposées), il se fabrique un territoire là où il est, en fonction de ses congénères et de ce dont il a besoin pour survivre. Il ne souffre pas de l’exil, mais des chasseurs. Le souci de plaquer sur son expérience des notions d’appartenance originelle ou d’authenticité est d’autant plus étrange que le film fait tout autre chose : il montre que la notion d’ « espèce invasive »  est purement humaine et que l’hippopotame, quant à lui, a seulement besoin d’avaler ses 70 kg de végétaux par jour, de plonger dans la rivière et de déféquer tranquillement – ce qu’il fait très bien dans son nouvel habitat, avec un taux de reproduction supérieur à celui de l’Afrique. Les trois ou quatre animaux qui se sont enfuis en 1993 ont considérablement proliféré, puisqu’on estimait leur nombre à 35 en 2016, 60 à 80 en 2019, et qu’on en attend une centaine vers 2026 et autour de 400 en 2050 si la reproduction n’est pas contrôlée. L’hippopotame est plus rusé qu’on ne croit : finalement c’est lui qui risque d’envahir l’Amérique du Sud.

Tout cela est incontestable, indéniable, et serait convainquant si le film était un documentaire, mais il est tout autre chose : une fable. Le réalisateur insiste sur les origines africaines de l’hippopotame bien que, selon Wikipedia, les spécimens ne soient pas venus d’Afrique mais d’un zoo de Californie soudoyé par Pablo Escobar, prince de tous les trafics. Certes avant le zoo, ses ancêtres venaient d’Afrique, mais cela pose la question plutôt discutable de l’origine. Sommes-nous tous assignés à l’origine géographique de nos aïeux ? C’est l’un des axiomes les plus controversés de la pensée décoloniale. Escobar prétendait avoir fait venir les animaux pour le zoo de son fils, alors que selon d’autres témoignages il cherchait surtout à utiliser leurs excréments pour cacher l’odeur de la drogue, une motivation mercantile assez peu différente de celle des puissances coloniales. En donnant la parole à un individu nommé Pepe1 tué par l’armée le 16 juin 2009, le réalisateur choisit de le faire naitre en Namibie et transporter par bateau à travers l’océan. La fable est légitime (comme toute fable), elle renvoie à l’esclavage et fait de Pepe un exilé forcé, exécuté en 2009, parallèlement à une autre exécution, celle de Pablo Escobar le 2 décembre 1993 à Medellin. C’est ce parallèle qui peut nous intéresser et conduire à une autre logique interprétative.

Trois souverainetés sont en présence : celle du roi de la cocaïne Pablo Escobar, celle du roi des rivières Pepe, et celle de la république de Colombie, supposée représenter l’intérêt général. Escobar est le patron, il a droit de vie et de mort sur ses sujets. Tant que Pepe était enfermé dans un zoo, sa condition était comparable à celle d’un esclave, mais après sa fuite, son comportement habituel (ou instinctuel) est revenu. Il n’avait plus rien d’un colonisé et tout du grand herbivore dominant qu’il était redevenu. Le trafiquant et l’animal sont, à des degrés divers et pour différentes raisons, des ennemis de la République. Plus dangereux que la plupart des animaux sauvages2, ils font obstacle à l’activité économique dite normale – celle du citoyen sédentaire qui obéit aux règles fixées par l’État. Mais voilà : ces souverains sont morts. Pablo Escobar est enterré définitivement (ou s’il a des spectres, ils n’ont pas la parole dans le film), et le Pepe du film, après sa mort, est encore capable de s’adresser à nous. Certes, il fluctue quelque peu sur la langue utilisée entre l’afrikaner, le mbukushu, l’espagnol et peut-être d’autres idiomes, mais il parle à partir d’un lieu inconnu où sa souveraineté s’est évaporée. Quel lieu ? Il y en a cinq dans le film : la Namibie, l’océan, le zoo, la rivière Magdalena, la ville où Escobar a été assassiné (Medellin) – mais il s’agit encore d’autre chose. Il a abandonné le statut d’hippopotame fonceur qui court plus vite que les humains, il n’est plus que son fantôme qui survit dans un monde si absurde, si contradictoire, qu’il ne peut se réconcilier qu’avec la mort. Il était fatal qu’on l’assassine, et d’ailleurs le film commence après cet assassinat. Pepe n’est plus un hippopotame, il est la voie et la figure d’un autre univers.

Quel univers ? C’est là que la forme du film entre en considération. L’autre monde auquel nous avons accès pendant deux heures est fragmenté, irrationnel, incohérent, entrecoupé d’écrans blancs ou noirs, de scènes de ménage, de concours de beauté, de couchers de soleil, de villages lointains et mal famés, d’interventions policières ou militaires le plus souvent inefficaces et parfois létales. Pepe n’y est plus un véritable animal mais un symbole, la figurine de dessin animé que regarde un enfant3. Il incarne le point de vue du colonisé incapable de comprendre où il est ni ce qu’on fait de lui. Ayant maintenant l’éternité devant lui, il a le temps de s’interroger, puisqu’il est mort, mais cela ne rend pas sa situation plus cohérente (d’autant moins que la rationalité de l’hippopotame est plutôt éloignée de la nôtre). Rien ne vient expliquer ni justifier ce qu’on a fait de lui, ni pourquoi on l’oblige à parler une langue qui n’est pas la sienne, ni pourquoi on le fait jouer dans un film dominicain, namibien, français et allemand4. Rien ne vient autoriser les deux-pattes à intervenir dans son existence, rien ne vient justifier qu’on le prive de son ahurissant barrissement. Son monde virtuel est le monde à venir, un monde encore indéterminé, inimaginable, mais déjà présent pour celui qui est déjà mort.

Les trois souverainetés sont en crise, ce qui ne les empêche pas d’exister. Il y a toujours des narcotrafiquants, des hippopotames dangereux (même si une partie d’entre eux a été expédiée vers l’Inde ou le Mexique), et un État colombien qui peut à tout moment sombrer dans la corruption. Le film ne fait appel à aucune des phraséologies usuelles de la contestation : justice, lutte des classes ou radicalité. Il ne prend aucune initiative explicite dans le champ politique post-colonial ou décolonial, mais s’affirme comme tel. Il y a ce film qui n’enferme dans aucune théorie a priori, aucun dogmatisme, mais montre le chemin par son organisation, sa structure ouverte. À lui seul, le film est une affirmation, un pas au-delà

  1. Le nom est dérivé du groupe armé Los Pepes, qui a mené la traque de Pablo Escobar. ↩︎
  2. L’hippopotame fait 300 à 3000 morts chaque année dans le monde. Un homme qui le rencontre a 86% de chances d’y laisser sa peau, contre 75% avec un lion et 25% avec un requin (Wikipedia). Pablo Escobar serait responsable de la mort de 30.000 personnes. ↩︎
  3. Il s’agit de la série animée Pepe Pótamo de Hanna-Barbera, dont le personnage principal est un hippopotame anthropomorphique. ↩︎
  4. Le film a obtenu l’Ours d’argent de la meilleure réalisation au festival de Berlin 2024, l’année même où l’Ours d’or documentaire était attribué à Dahomey de Mati Diop – une façon de faire honneur aux voix spectrales. Le jury était présidé par la comédienne et réalisatrice Lupita Nyong’o. ↩︎
Vues : 4

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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