La langue universelle (Matthew Rankin, 2024)

S’il y avait une langue universelle, elle serait en même temps étrangère et ma langue, générale et locale : ce serait une langue impossible, aporétique

Le titre de ce film est en lui-même aporétique. Toute langue est singulière, unique, proférée par des locuteurs rattachés à un lieu, une histoire, une culture. Lacan nommait lalangue chaque idiome concret pour le distinguer du langage en général, une structure formelle, abstraite, qui pourrait prétendre à l’universel1Lalangue est nécessairement singulière car il est impossible que tout le monde parle la même langue. Dans le récit biblique, Dieu détruit la tour de Babel car elle est construite par un pouvoir cherchant à unifier les langues, à détruire la singularité unique de chacun de ces idiomes. Par essence, un langage universel serait destructeur, totalitaire. Parler de langue universelle, c’est unir les contraires, c’est introduire ironiquement une impossibilité, une aporie burlesque déployée tout au long du film.

Matthew Rankin revient dans sa ville natale, Winnipeg, rendre visite à sa mère de 76 ans – qu’on entendra mais ne verra jamais, comme si cette femme était l’incarnation de l’état de confusion dans lequel il est en arrivant dans cette ville qu’il connaît intimement mais qui ressemble à une autre ville où il a séjourné, Téhéran. C’est le jour ou la nuit ? demande-t-elle. Il répond : C’est la nuit. On peut se demander pourquoi le visage de cette femme ne sera jamais dévoilé, pas plus que celui de la grand-mère de Matthew qui, en 1931, pendant la Grande Dépression, a vécu la petite histoire qui sert de trame au film : un billet de deux dollars (somme énorme pour l’époque) encastré dans la glace, remplacé par un billet de 500 rials (monnaie iranienne) ou riels (Louis Riel, 1844-1885, homme politique canadien, chef du peuple métis des Prairies canadiennes et fondateur de la province du Manitoba) que deux enfants, Negin et Nazgol, n’arrivent pas à récupérer pour eux-mêmes. Il faudrait pour cela une hache ou un pic à glace qu’ils n’ont pas. Faute de pic (cet objet brutal qui parfois est transformé en arme de meurtre), Massoud qui passe par là détache le bloc de glace et le fait fondre, dans l’idée de s’approprier l’argent ou bien de le rendre aux enfants, ce n’est pas clair, et finalement le restitue au sol gelé où il avait été découvert. Le circuit de l’argent est détourné, devenu improductif. Ainsi en va-t-il de lalangue du film, c’est-à-dire la langue du cinéma. Elle revient à elle-même, pure langue cinématographique et en même temps étrangère. Je n’ai qu’une langue, et ce n’est pas la mienne, disait Jacques Derrida. En la mettant en œuvre, je la rends à son propriétaire originel, qui n’existe pas.

Matthew Rankin, 44 ans, qui vit ordinairement à Montréal, revient dans la peau d’un fonctionnaire québecois dans sa ville natale pour constater que la langue locale n’est plus l’anglais, mais le persan (ou farsi). Les panneaux sont en persan, les habitants s’expriment en persan ainsi que les touristes, et même l’enseignement dans les écoles se fait dans cette langue2. C’est donc en persan qu’il doit s’exprimer lui-même, ce qui ne semble pas lui poser de problème particulier. Tout se passe comme si cette langue prenait la place de l’anglais, qui a disparu, comme si elle était devenue une langue universelle, ce qu’elle n’est pas. Matthew Rankin (le réalisateur) explique qu’il est tombé amoureux du persan par le biais du cinéma, et cite plus particulièrement Où est la maison de mon ami ? (Abbas Kiarostami, 1987), Le Ballon Blanc (Jafar Panahi, 1995)3 et tous les films influencés en Iran par l’Institut Kanoon4. S’il a lui-même appris le farsi, c’est à cause de cette langue cinématographique très singulière, signée par quelques réalisateurs uniques, qui ne craint ni les décalages, ni les paradoxes, ni les rencontres fortuites.

Matthew Rankin explique que son film est « structuré comme un diagramme de Venn ». Wikipedia : Un diagramme de Venn (également appelé diagramme logique) est un diagramme qui montre toutes les relations logiques possibles dans une collection finie de différents ensembles. Les diagrammes de Venn ont été conçus autour de 1880 par John Venn. Ils sont utilisés pour enseigner la théorie des ensembles élémentaire, ainsi que pour illustrer des relations simples en probabilité, logique, statistiques, linguistique et en informatique. Plusieurs histoires, plusieurs rêves, plusieurs récits, plusieurs cultures, plusieurs langues se chevauchent, et dans l’interzone apparaît ce film où circulent des blocs de glace, des touristes et des dindes sauvages. Mais ce n’est pas tout : au-delà des ensembles, ce sont les frontières mêmes qui sont niées. Chaque personnage, chaque ami, c’est Matthew Rankin lui-même, et les villes de Winnipeg et Téhéran ne sont pas juxtaposées, mais fusionnées. Le résultat est illogique. C’est un ensemble absurde, aporétique, mais plutôt satisfaisant, et même jouissif.

Bien que le réalisateur mette en avant le travail d’équipe et ses amis iraniens, c’est aussi un film d’auteur, une production auto-bio-cinémato-graphique5 associant quelques souvenirs et le pur langage du cinéma. Ayant quitté Winnipeg pour Montréal, il finit toujours par y revenir, comme si la ville abritait une langue maternelle dont il ne peut pas se séparer. Ce n’est pas un hasard si, bien que ses deux parents soient décédés, il choisit de faire parler sa mère et de rendre visite au tombeau de son père. Bien qu’elle parle persan, sa mère est toujours porteuse de langue, et il faut bien que son père soit mort pour qu’il soit remplacé par un personnage, Massoud6, qui fait visiter aux touristes les humbles monuments de la ville (un parking, une fontaine, une valise sur un banc). La mère se trompe. Elle prend Massoud pour son fils mais accepte, elle aussi, de s’exprimer en farsi – comme si la dite langue maternelle pouvait devenir instable, comme si la véritable langue universelle du moment (l’anglais) pouvait s’effacer devant l’autre langue, celle du désir, comme si la seule langue universelle envisageable devait rester pour toujours la langue à venir, indéterminée, différente pour chacun. On pourrait changer la formule de Jacques Derrida en écrivant : Il n’y a qu’une langue universelle, mais ce n’est pas celle-là. Pour le réalisateur, c’est le farsi, mais j’en ai d’autres. Si les tours de Babel prolifèrent, aucune ne peut prendre le pas sur les autres.

  1. Nuance perdue dans le titre traduit en anglais : Universal Langage. Décidément, pour ce film, l’anglais est la langue qu’il vaut mieux oublier. ↩︎
  2. Ce qui n’a pas empêché le film d’être choisi pour représenter le Canada aux Oscars : étrange paradoxe. ↩︎
  3. Dans Le ballon blanc de Panahi, d’après un scénario de Kiarostami, un enfant tente de récupérer un billet de banque resté coincé. ↩︎
  4. Dès la première scène du film, le nom complet de l’institut Kanoon, ce laboratoire d’expérimentation iranien créé en 1964, est mentionné : The Institute for the intellectual development of Children and Young Adults. Des cinéastes comme Abbas Kiarostami, Amir Naderi ou Bahram Beyzai en tourné des films impliquant des enfants pour contourner la censure. ↩︎
  5. Matthew Rankin parle d’ « hallucination autobiographique ». ↩︎
  6. Interprété par Pirouz Nemati, co-scénariste et producteur du film avec Ila Firouzabadi. ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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