Kinski Paganini (Klaus Kinski, 1989)

L’acteur-voyou, bête de cinéma, pédophile et incestueux, brave les interdits en portant à l’excès les moyens propres du cinéma

Quel est le titre du film ? Selon The Movie DataBase (TMDB) c’est simplement Paganini, ce qui pourrait faire croire à un biopic, mais ce n’est pas l’avis de Wikipedia en langue française qui mentionne comme titre original : Kinski Paganini. Klaus Kinski a fait précéder le nom de Paganini par le sien. Il ne s’introduit pas comme réalisateur, mais comme premier terme d’un mélange, d’une union, une fusion ou une confusion entre les deux noms, Kinski/Paganini, ce qui correspond plus étroitement au contenu du film. On sait que Klaus Kinski s’est identifié pendant une vingtaine d’années à Niccolò Paganini, violoniste et compositeur (1782-1840). Ce film concrétise cette identification, il donne forme à une créature hybride qui n’est ni l’un ni l’autre, à la fois l’un et l’autre.

Comment raconter sa propre vie à partir de la vie d’un autre ? Dans cette auto-hétéro-biographie, Klaus Kinski ne raconte rien mais met en scène ses émotions, ses sensations, ses désirs, ses fantasmes, en les présentant comme les sensations et les fantasmes d’un autre. S’étalant sur plusieurs décennies de la vie de Paganini, il étale aussi sa vie à lui, toute sa vie. Tandis que le biopic de Bernard Rose, Paganini, le violoniste du diable (2013), commence par un pacte avec le diable, l’autobiopic de Kinski commence par un pacte avec lui-même, triomphant dans une salle de spectacle, admiré par toutes les dames, de la bonne société ou pas.

Nous savons qu’il avait encore peu d’années à vivre, mais lui ne le savait pas, puisqu’il est mort soudainement, en 1991, à l’âge de 65 ans, d’une crise cardiaque. Quelques mois après ce tournage (en 1987), il a encore rejoint Werner Herzog pour le troisième film de la trilogie dite de l’exploration (Aguirre, la colère de Dieu  (1972),  Fitzcarraldo (1982), Cobra Verde (1987)) et en 1989 il a fait échouer par ses excentricités le Nosferatu à Venise de Augusto Caminito. Mais le résultat est là : ce premier et dernier film1, c’est son seul film réalisé, son unique. Qu’il l’ait voulu ou non, un dernier est quelque chose de spécial, de testamentaire. Dans les ultimes images, il ne se représente pas pour rien comme un gisant. Le film est une église, un temple, un cimetière, un lieu de culte voué à une passion singulière à laquelle on peut donner un nom : l’auto-affection. La passion auto-affective est, bien sûr, narcissique, mais pas seulement, car elle crée un mouvement. Dans Kinski-Paganini il y a deux fois le même, mais la relation n’est pas seulement spéculaire, car Kinski réagit à Kinski, Paganini à Paganini. En affirmant sa souveraineté absolue, comme dans la dite trilogie, il ne cesse de s’opposer à lui-même comme le « je » au « tu ». Moi (Klaus Kinski), je Te représente (Klaus Kinski), pour qu’à nous deux nous occupions le monde dans sa totalité – et cette occupation n’arrêtera jamais, y compris après ma mort.

Le film fait prévaloir la sensation sur le récit. Paganini se présente comme un être entièrement sexuel et entièrement musical. Son désir sexuel ne se dissocie jamais de son désir musical. Il n’y a pas de récit, pas d’histoire, un style exclusivement fondé sur la plus cinématographique des techniques : le montage. Dans cette auto-bio-cinémato-graphie, Kinski nous affecte en s’affectant lui-même. Sa femme du moment Deborah Caprioglio2 joue le rôle d’Antonia Bianchi (la maîtresse de Paganini) et son fils Nikolai celui d’Achille, le fils de Paganini. Ses trois enfants sont tous les trois devenus acteurs en conservant le nom de famille Kinski, une filiation qui est aussi une auto-affection. Bien que ses deux filles, Pola (née en 1952) et Nastassja (née en 1961)3 l’aient renié toutes deux à cause de son comportement incestueux, il se survit à lui-même à travers elles. Pédophile à l’égard de ses filles quand il les avait à la maison, quasi-pédophile à l’égard de son fils dans le film, il a reconnu dans son autobiographie son attrait pour les très jeunes personnes. Son autre passion, l’argent, rejoint la passion de Paganini pour l’argent. L’industrie du cinéma n’est pas autre chose : mariage de l’argent, de l’érotisme, de la sensualité et de la transgression. Kinski incarne tout cela, il est le cinéma même4 (en auto-affection). Se sentant libre de faire ce qu’il veut dans cet art, il multiplie les artifices du montage5

Un homme purement pulsionnel, sans surmoi, révèle ce que peut être le cinéma lui-même, purement pulsionnel, lui aussi, sans surmoi. Depuis Christian Metz, on sait que c’est une caractéristique de cet art supplémentaire : projeté dans le noir, abordant des sujets, des situations qu’on n’aborderait jamais dans la vie, il lève les interdits, les défenses. Kinski va le plus loin possible dans cette levée, tout en évitant les genres spécialisés (porno, horreur, guerre). Les genres sont par définition organisés, délimités, mais Klaus Kinski ne reconnait aucune limite. Son film est si insituable qu’on n’est même pas sûr que ce soit un film. Il revendique un côté « acinéma »6 (un cinéma qui ne serait digne de ce nom que comme art de l’excès). Il personnifie l’acteur-voyou, le réalisateur-voyou, le monstre, la bête. La bête ne parle pas, elle n’a pas de langage, et le film de Kinski, lui non plus, n’a presque pas de langage. Kinski-Paganini joue du violon et son violon nous enveloppe, ne nous lâche pas. Dans Aguirre, il n’y avait déjà pas de dialogues, pas de parole; Fitzcarraldo ne croyait qu’en l’opéra et le bandit Cobra Verde était lui aussi peu disert. Il y avait les bruits de la jungle, qui sont remplacés par les grincements d’une corde unique, celle de l’archer de Paganini. Le double personnage est l’incarnation de toutes les horreurs dénoncées par #Metoo; et en même temps, il incarne le cinéma d’une certaine époque (la nôtre), un cinéma qui serait, selon lui, voué à la mort.

Le film est un aveu, une confession. Oui, je le reconnais, tout ce qu’on a pu me reprocher, je l’ai fait effectivement, et j’en suis fier. Kinski nous jette cette confession à la figure, avec la certitude que jamais il ne sera puni, car pour lui ce n’est même pas une faute, c’est une marque d’artiste (un de ses nombreux points communs avec le marquis de Sade, et aussi avec Paganini). L’artiste étant, selon son opinion et aussi sa pratique, le plus souverain des souverains, il est le roi des artistes (et le roi des souverains). Comme tout aveu pervers, cette confession produit chez l’autre une émotion coupable. Après tout, n’est-ce pas exactement ce qu’on fait dans le cinéma ? Et si vous aimez le cinéma, n’est-ce pas également ce que vous faites ? 

Le film se termine sur le cadavre de Paganini, mort en 1844. Avant d’être enterré au cimetière de la Steccata à Parme, le cadavre a été déplacé, repoussé d’une ville à l’autre. C’est son fils, Achille, qui a ouvert le cercueil pour l’authentifier en 1893. Kinski-Paganini se termine par l’image de son propre fils, Nikolai, couché sur son corps. Comment Kinski savait-il que seul cet enfant assisterait à ses funérailles à lui, à Lagunitas (Californie), presque un siècle plus tard, en 1991 ?

  1. Qui est aussi le dernier film dans lequel joue Bernard Blier (1916-1989). ↩︎
  2. Créditée sous le nom de Deborah Kinski, elle avait épousé Klaus Kinski à l’âge de 19 ans. Le couple n’a duré que deux ans. Sa notoriété décollera légèrement en 1991 quand elle jouera dans le film de Tinto Brass, Paprika↩︎
  3. Elle joue Tess d’Uberville dans le film de Roman Polanski, Tess (1979), où son père alcoolique l’abandonne. ↩︎
  4. A comparer avec Showgirl de Verhoeven. Si Showgirl est devenu un film-culte et pas Kinski-Paganini, c’est parce qu’il est venu compenser et réparer l’excès par une fin positive. Il n’y a pas la moindre tentative de réparation chez Kinski. ↩︎
  5. Comme aurait pu dire Jean-François Stévenin à l’époque de Passe-Montagne (1978), le montage est la spécificité la plus spécifique de l’art cinématographique, ce qui apparente bizarrement Kinski au surréalisme ou au lettrisme. ↩︎
  6. Selon Jean-François Lyotard, Le cinéma est une industrie, pas un art, sauf si, en tant qu' »acinéma », il résiste à la mise en ordre, soit par excès d’immobilité, soit par excès de mouvement. Cf cette page du site Idixa. ↩︎
Vues : 23

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *