1984 (George Orwell, 1948, Michael Radford, 1984)

Pour s’imposer absolument, le souverain ne doit pas seulement commander aux vivants, à la société, il faut aussi qu’il commande absolument à la pensée

On dit que pour choisir la date de son roman, 1984, George Orwell a inversé les deux derniers chiffres du moment où il écrivait : 1948. C’est un choix purement linguistique, verbal, mécanique, qui reflète les caractéristiques d’un texte qui a pour titre une date, comme si tout était commandé par le passage d’une situation à une autre, de 1948 à 1984, 36 ans, une ou deux générations, pas plus, comme s’il considérait, malgré ses opinions marquées à gauche, que le futur le plus probable était celui-là, ce régime que je préfère nommer souveraineté absolue, un régime de pénurie, de pauvreté, de dénuement, qui s’en prend prioritairement au plus singulièrement humain, la pensée. « C’est une patrouille de police qui vient mettre son nez aux fenêtres. Mais les patrouilles, ce n’est pas grave. La grande affaire, c’est la police de la pensée » Dès les premières pages, Winston Smith, 39 ans, le héros de l’histoire1, mentionne cette police comme principale institution du régime, aux côtés du Ministère de la Vérité où il travaille et du Ministère de l’Amour chargé de faire régner la loi et l’ordre. On comprend dans la suite du film et du livre que le cœur du pouvoir de Big Brother, c’est la domination sur la pensée, et que tous les dispositifs, des écrans de surveillance au contrôle de l’information à la police du langage, à la réécriture des journaux ou aux séances de haine ou d’endoctrinement, à la gymnastique obligatoire ou encore à la mise en ordre de la sensibilité et des relations amoureuses, tout, absolument tout, est subordonné à cet objectif central. Comment contrôler la pensée ? On peut difficilement imaginer tâche plus difficile et plus complexe car la pensée ne s’extériorise pas spontanément, il en reste toujours une dimension dissimulée, consciente ou inconsciente, un for intérieurdont les mots et les expressions échappent à la volonté.

Le récit comprend trois parties : 1/ une présentation générale de cette société qui était autrefois la Grande-Bretagne et qui s’appelle désormais Océanie (comme pour avaliser le fait que cet empire est dispersé sur tous les océans) dont la capitale est Londres – un Londres usé, décrépit, mais quand même Londres; 2/ l’histoire d’amour entre Winston Smith et la brune Julia (26 ans), une des pires transgressions imaginable dans cet univers d’ordre; 3/ l’emprisonnement de Winston suivi d’une terrible séance de torture destinée à détruire la possibilité même, chez lui, d’une pensée autonome. Dans la première partie, on voit Winston commencer à tenir un journal personnel, crime passible de peine de mort, mais la véritable rupture se situe dans la deuxième partie, quand Julia fait parvenir un mot à Winston : I love you. Ils prennent le risque de se rencontrer dans une chambre louée, ce qui conduira à la répression de la troisième partie, qui marque le triomphe de Big Brother sur ces deux personnes qu’on peut nommer résistantes. Dire à quelqu’un Je t’aime, c’est créer un micro-univers, une alliance entre deux êtres qui prend le pas sur l’alliance imposée par le souverain, une alliance qui va encore plus loin que l’obéissance ou la soumission, car elle exige une identité de vue absolue avec toutes les assertions, les affirmations, du grand frère souverain, Big Brother

Le plus déconcertant et en même temps le plus familier (pour nous qui vivons à l’époque Trump2) dans l’étrange organisation imposée par Big Brother est la gestion du vrai et du faux. Le vrai ne résulte pas d’un constat, d’une argumentation ou d’une analyse, mais d’une déclaration. Ce que Big Brother déclare vrai est vrai : telle est la phrase que les habitants de cet étrange pays ne doivent pas seulement approuver, mais croire. Tout est fait pour vérifier qu’ils ne font pas semblant, mais qu’ils le croient vraiment. Alors que tout est faux dans ce monde, pas seulement les discours mais aussi les objets, le café, le chocolat, le pain, le gin, la confiture, le lait, le thé, etc, il faut que tout doute soit aboli, que toute réserve soit éliminée, que la confiance dans les autorités soit illimitée. Le résultat n’est pas la perception du mensonge, mais l’abolition de la distinction entre vrai et faux. Dans la torture que O’Brien, le représentant du Parti Intérieur3, impose à Winston, la fonction de la douleur est d’éliminer toute distinction entre réalité extérieure et déclaration arbitraire. Le vrai et le faux n’ont aucune importance, la seule chose qui compte est d’éviter la douleur. « Je te le dis Winston, il n’y a pas de réalité extérieure. La réalité existe dans l’esprit de l’homme, nulle part ailleurs. » Et puis : « Tout ce que le Parti tient pour vrai est la vérité. Voilà ce que tu dois apprendre Winston, au prix d’un acte d’autodestruction ». O’Brien montre quatre doigts. Si Winston dit qu’ils sont quatre, le tortionnaire augmente le degré de douleur. S’il dit cinq, O’Brien répond : « Tu mens, tu penses toujours qu’il y en a quatre », et la douleur est encore augmentée. Il faudrait, pour éviter la souffrance, que Winston pense en lui-même qu’il y en a vraiment cinq, puisque le représentant du Parti le lui a dit, mais il n’y arrive pas, il y a toujours quatre doigts, alors le tortionnaire insiste.« Parfois ils font cinq, parfois ils font trois, parfois trois, quatre et cinq en même temps » dit O’Brien, et Winston finit par le croire. Il faut qu’il reste dans l’incertitude, qu’il ne fasse plus confiance en ses propres sens, qu’il attende qu’on lui dise ce qu’il doit penser. Au final, tout ce qui compte pour lui est de rester vivant, en sachant qu’on peut le tuer à n’importe quel moment. Il aboutit à la conclusion ambiguë : « Tout calcul est impossible, à cause d’une égalité mystérieuse entre quatre et cinq ». À ce moment il n’est plus lui-même, il n’existe plus, comme le lui dit O’Brien. Le seul homme du Parti en qui il avait confiance est celui qui a détruit sa capacité de penser4.

En voyant le film de Michael Radford et en relisant le livre de George Orwell, le citoyen de 2025 est impressionné par leur étonnante actualité. Pour détruire la pensée autonome, les fake news, les réseaux sociaux, les algorithmes et l’IA ne suffisent pas : il faut encore l’intervention dans la vie amoureuse et sexuelle. Les mesures anti-avortement, anti-LGBTQ et tutti quanti sont des éléments d’une campagne pour la restauration de la famille traditionnelle. Que toute la société, y compris la plus bourgeoise et la plus proche des cercles de pouvoir (Trump lui-même avec ses frasques et ses amis-Epstein, Elon Musk avec ses 14 enfants, etc.) soit adepte de la famille recomposée n’a aucune importance : il faut y croire. Dans le récit d’Orwell, il existe encore des familles, mais elles sont devenues une extension de la police de la pensée. Les enfants dénoncent leurs parents, tandis que les parents font tout pour endoctriner leurs enfants. À sa façon, Julia est intégrée dans cette société. À condition que les déclarations n’aient pas d’incidence sur sa vie, elle se moque de la distinction entre vrai et faux. Comme le régime l’exige, elle vit uniquement dans le présent, une indifférence qui lui permet d’offrir toujours l’apparence de l’orthodoxie. Dès que quelque chose l’ennuie ou lui déplait, elle préfère s’endormir. Sachant qu’on ne pourra jamais renverser le parti, elle croit qu’on peut se construire un monde secret dans lequel vivre à sa guise. Elle s’habille en cachette, se maquille, elle met des bas de soie et des talons hauts. « Dans cette chambre, je serai une femme, pas une camarade du Parti » dit-elle. En transgressant les règles, Winston ne se situe pas non plus du côté de la vertu ou du droit : il aime la corruption, l’instinct animal, le sexe. « La voilà, la force qui fera exploser le parti », pense-t-il. Ce n’est pas un hasard si Julia travaille à la Pornunit (sous-section du Service Littérature qui fabrique de la pornographie réservée aux prolétaires). Ils vivent dans un monde où il n’y a plus d’amour pur, plus de désir pur, plus d’émotion pure. Leur étreinte a été une bataille, leur jouissance une victoire, mais la peur et la haine s’y mêlent immanquablement. C’est un acte politique, un coup porté au Parti, et en même temps une acceptation de son fonctionnement où seule compte, en-dehors de toute loi, la pulsion guerrière. 

Dans ce monde ultra-ordonné où Big Brother cherche le pouvoir pour le pouvoir, le pouvoir pur dit O’Brien, des explosions peuvent avoir lieu n’importe où, n’importe quand. Personne ne sait d’où elles viennent. La Semaine de la Haine et les exécutions publiques sont les principales distractions. Puisque DIEU EST POUVOIR (toujours selon O’Brien), les bombes et les assassinats sont divins eux aussi, ils contribuent à détruire toute signification, à transformer les gens en coquilles vides. Pour contrôler la pensée, le pouvoir contrôle également toutes les formes de résistance. Ceux qui croient s’opposer ne font qu’alimenter le système. Les symboles de l’opposition, le Dr Goldstein et la Fraternité, sont eux aussi des fabrications du pouvoir. Winston finit par accepter l’idée qu’O’Brien soit à la fois membre du Parti et de la Fraternité, puisque c’est la même chose. Si approuver et s’opposer reviennent au même, alors le but recherché par le pouvoir est atteint : l’impuissance des habitants est totale. O’Brien procure à Winston un livre dont il dit qu’il a été écrit par l’ennemi public Goldstein. Dans ce livre, un secret est révélé, mais la lecture de Winston s’arrête juste avant. Ni le livre d’Orwell ni le film ne le trahissent, mais on peut tenter de le deviner. La seule possibilité d’avenir réside dans la masse des prolétaires, une masse informe, mal contrôlée, réduite à la bêtise, au chaos, à la misère et à l’indifférence. C’est là, dans la pire pourriture, corruption, dégradation, que pourra peut-être un jour renaître la dimension de l’humain. C’est dans l’absence de pensée que pourra revenir la pensée. La mère de Winston rencontrée par hasard en prison ou Julia, qui n’a pas de nom de famille mais seulement un prénom, sont plus proches de ces prolétaires que Winston. C’est un milieu dans lequel on ne cherche pas à raisonner, mais à chanter, comme la « belle » femme de 50 ans qui n’arrête pas de faire sécher des couches de bébé. Leur doctrine secrète, c’est que deux et deux font quatre, une assertion que les complices du pouvoir, volontaires et involontaires, ne sont plus capables d’énoncer. 

O’Brien dit que si Winston est le dernier homme, c’est une ruine, un tas d’ordures – or justement, l’avenir et la pensée elle-même ne peuvent re-naître que d’un tas d’ordures. C’est cette assertion, la plus effrayante qui soit, qui peut nous interpeller aujourd’hui. Dans un monde ressenti comme irrationnel, on est tenté de répondre par un retour à la raison – mais si la raison elle-même est (ou peut être) instrumentalisée par le pouvoir, ou si un semblant de raison peut se substituer à ce qu’on appellerait la raison raisonnable, sans que la distinction soit très claire, on se trouve devant une impasse politique. Il est étrange de noter que, en 1948, George Orwell semblait encore plus pessimiste que nous. Le nouveau, selon lui, ne pouvait émerger que du chaos ambiant, des prolétaires, de ce peuple qui refusait, en pratique, de laisser réduire sa langue à quelques mots. C’est de la démultiplication des mots, leur diversification, leur déploiement en-dehors du langage officiel (le Newspeak) et même du Oldspeaik (la langue d’avant la révolution) que pourrait naître une autre rationalité, une rationalité d’avenir.

  1. Interprété par John Hurt. ↩︎
  2. Le lien a été fait dès le premier mandat de Donald Trump. Le 4 avril 2017 (jour où Winston commence à écrire son journal), lors d’un « 1984 Day », le film de Michael Radford a été présenté dans plus de 200 cinémas aux USA – ce qui n’a pas empêché son deuxième mandat, en 2025. ↩︎
  3. Interprété par Richard Burton, dont c’est le dernier rôle : il mourra peu après la fin du tournage. ↩︎
  4. On peut rapprocher cette conclusion de l’expérience de George Orwell pendant la guerre d’Espagne, quand le groupe avec lequel il combattait a été tué de sang froid par des combattants communistes. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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