Mother (Darren Aronovsky, 2017)
Un Christ déjà mort, sacrifié avant même sa naissance, anéantit l’avenir.
C’est un film dont on a dit qu’il était le plus haï de la décennie 20101. On peut l’éviter, l’ignorer, le laisser pourrir dans les oubliettes de l’histoire du cinéma, mais on peut aussi considérer cette haine elle-même comme un révélateur, un indice de ce qui nous invite à explorer les régions les plus obscures, les moins fréquentées, au titre de la loi du pire.
Le film commence2 par un regard-caméra : une femme ensanglantée nous regarde d’un air vengeur, agressif, voire méchant, comme si nous étions responsables des flammes qui l’entourent. Il est possible qu’elle pleure, mais ce n’est pas très clair. Puis vient le titre : Mother ! puis un diamant, une maison en ruine, une jeune femme3 qui se réveille et appelle : Baby ! La maison n’est plus en ruine, elle est bien rangée, mais vide. La femme, en chemise de nuit, va ouvrir la porte. Il n’y a rien dehors, si ce n’est un champ vide lui aussi. Elle semble inquiète, se retourne, derrière elle un homme (un homme mûr, nettement plus âgé qu’elle) lui fait peur. Il s’excuse, lui sourit. C’est son mari. Il voulait être seul pour retrouver ses idées. Elle voudrait l’embrasser, il se dérobe. Elle ferme la porte4, prend ses outils et commence, très soigneusement, à mettre du plâtre sur un mur. Elle se recule, approche, regarde le mur de très près. Nous aussi, nous voyons son regard de très près. Il se passe quelque chose d’étrange, comme si un cœur battait dans le mur. Elle s’éloigne, effrayée, se dit que ce n’est qu’une illusion, met un peu de colorant dans le plâtre et revient vers le mur. Elle compare les couleurs, puis elle rejoint, dans son bureau, son mari qui essaie d’écrire (mais n’écrit pas). Quelqu’un frappe à la porte. Le mari, très aimable, va ouvrir et fait entrer l’étranger. Il prétend que sa femme adore les visites5 – ce qui est un mensonge. Elle est surprise, inquiète. En quelques minutes, le contexte est posé : une jeune femme dans une maison qu’elle voudrait aménager pour y vivre tranquille, chez elle, heureuse, avec son mari écrivain. Elle nomme bizarrement Baby cet homme plus âgé qu’elle – avouant ce qu’elle attend de lui, un bébé. Quelque chose de déplaisant, voire terrible, est sur le point d’arriver6. Le film nous fragilise, il nous met dans la situation de précarité, d’angoisse, qui est celle de la jeune femme, en contraste avec la stabilité de la grande maison et du paysage qui l’entoure.
Au risque de rompre le secret, introduisons tout de suite la clef du film telle que Darren Aronovsky n’a cessé, dans différentes interviews, de la répéter à ses interlocuteurs : « Le thème du film est le réchauffement climatique, et le rôle de l’humanité dans la destruction de l’environnement » ; « Mère, c’est la Terre-Mère, et Lui, c’est Dieu » ; « La structure du film, c’est la bible, un moyen de débattre de la façon dont les humains ont vécu sur terre » ; « Je voulais raconter l’histoire de Mère Nature de son point de vue à elle », etc. Selon le réalisateur, ce thème impose la suppression des noms, l’anonymat. Admettons cette thèse, bien qu’il y ait d’autres explications7. La jeune femme est Mother, ou Elle, une femme/mère virtuelle, et l’homme plus âgé est Lui. Ce ne sont pas des personnes concrètes ayant une histoire, une singularité ; ce sont des généralités, des abstractions, des concepts, des universaux. Cette dépersonnalisation, c’est celle qui, d’emblée, provoque parfois le rejet du film.
L’étranger se présente comme un chirurgien, un enseignant, un professeur. En voulant lui porter du thé, Elle a un vertige8, casse une tasse. Elle est angoissée, respire avec difficulté, ramasse les morceaux. L’homme a apporté de l’alcool9, il pensait pouvoir habiter dans leur maison, le temps de finir d’écrire un texte. Lui invite l’homme à dormir sur place, Elle est stupéfaite, forcée d’acquiescer, de dire oui. Pour être envahi, il faut avoir acquiescé, s’être laissé envahir. Certes c’est un forçage, une violence. On ne peut pas dire qu’elle ait vraiment consenti, elle a seulement prononcé les mots du consentement, et tout dans son visage, son regard, exprime l’inverse. C’est un viol dont personne n’est dupe, mais les deux hommes s’en moquent, ils en jouissent même, ils savent qu’ils ont fait l’essentiel puisque déjà, ils ont forcé l’entrée10. Même contraint, l’acquiescement reste. Lui paraît généreux, il ouvre sa maison, son hospitalité semble sincère, tandis qu’elle accepte de mauvais gré, sentant que Lui, déjà, instrumentalise la venue de l’étranger.
L’homme tousse, sort chercher ses affaires. « On ne le connaît pas, c’est un étranger » dit-Elle. Lui répond : c’est un docteur11. L’homme n’est pas accepté sans raison. Lui poursuit un projet, un objectif. L’homme fume dans la maison, Elle le lui interdit, il semble acquiescer. En préparant la chambre, elle remarque des phénomènes étranges dans le mur – comme si la maison (comme Elle) tremblait. Tout se passe comme si la maison était un des personnages, un des protagonistes du film (anonyme, comme les autres), comme si c’était elle la Terre agressée par les hommes. Il y a des écologistes qui soutiennent cela, une Terre (Gaia12) qui aurait des droits, qui serait un sujet de droit.
Le nom Mother, c’est la femme, la mère, la maison, et aussi le nom du film, son titre. Par le point d’exclamation, il est affirmé, brandi. Le film ne cesse de nous montrer le visage de Mother, son regard tandis qu’elle observe la scène. L’homme découvre les écrits de Lui, il dit qu’il les a lus, qu’il est un grand admirateur de l’écrivain. Vos mots ont changé ma vie, dit-il. Lui est flatté, son hospitalité n’est pas inconditionnelle puisqu’il en tire des bénéfices secondaires. Puis l’homme découvre le diamant de Lui. « Faites attention dit Lui. C’est très, très délicat, c’est un cadeau, un cadeau très spécial ». Dans sa jeunesse, il a tout perdu lors d’un incendie, ses souvenirs, son travail, sa capacité créative, jusqu’à ce qu’il trouve ce diamant dans les cendres. Il m’a donné la force de recommencer13. Après cela, dit-il, il l’a rencontrée, Elle, qui a reconstruit sa maison elle-même, jusqu’aux plus petits détails. « Vous n’êtes pas qu’un joli visage ! » dit l’homme. Lui pose immédiatement des limites, des exceptions à son hospitalité.
L’homme tousse, Elle va se coucher. Pendant la nuit Elle remarque des cigarettes dans un cendrier : l’homme a désobéi, il a aussi trop bu, il tousse encore, vomit dans les toilettes, soutenu par Lui. Elle aperçoit une entaille sur le bas de son dos avant que Lui ne la cache. Elle entend des sifflements, monte difficilement dans sa chambre, prend des médicaments, va se coucher. Le lendemain matin, Lui explique dans la cuisine qu’il aime l’esprit de cet homme qui apprécie son travail, qui l’inspire. « Moi aussi j’aime ton travail » dit-elle. Lui va pisser. Cet homme, il prend sa place, à Elle. Il arrive, dit avoir dormi comme un bébé, fume dehors. On sonne à la porte. C’est une femme qui embrasse l’homme, sa femme. Quelque chose brûle dans la cuisine, l’autre femme s’en empare, se brûle. L’homme raconte comment il est tombé amoureux. Ils s’embrassent, tandis que Lui et Elle restent éloignés l’un de l’autre. L’autre couple a des enfants, mais pour eux, ce n’est pas encore le moment, disent-ils. La question des enfants, c’est la question la plus sensible, sans laquelle Elle ne pourrait pas devenir Mother, ne pourrait pas acquérir son véritable nom.
« Vous pouvez rester aussi longtemps que vous le voulez » dit Lui – sans demander son avis à Elle. Elle proteste, il ne répond pas. L’homme et la femme sortent pour téléphoner à leurs enfants. On voit l’oreille d’Elle, son visage, elle débarrasse la table, se remet à plâtrer le mur. La femme lui demande de visiter la maison, l’interroge sur son intimité, son désir d’enfants. Un regard contre l’autre : celui de la femme qui s’immisce dans l’intimité d’Elle, et celui d’Ellequi semble se décomposer. Un visage contre l’autre, une guerre des visages. Le pire, c’est quand l’autre ne te laisse plus aucun espace, y compris en toi-même.
Les deux hommes décident de sortir pour une randonnée (la porte s’ouvre, se referme). La femme interroge Elle sur sa vie sexuelle. Elle prétend l’aider, insiste sur la différence d’âge. Certains critiques ont prétendu que le vrai thème du film, c’est la possibilité d’une relation entre une femme plus jeune et un homme plus âgé. Ils se trompent car il n’y a, dans le visage d’Elle, que surprise, crainte, ébranlement. Ce n’est pas de la psychologie, c’est de l’intimidation. Les plans rapprochés se succèdent : champ-contrechamp, visage-contrevisage, intrusion-décomposition. Elle ne semble pas capable de résister.
Retour sur l’interprétation de Darren Aronovsky : les hommes se sont emparés de la Terre, ils ont pénétré de plus en plus loin dans son intimité14. La Terre n’a pas résisté. Elle s’est laissé faire, sa surface a été lacérée de routes et de champs, ses paysages ont été meurtris. Dans un premier temps, elle n’a pu que constater les dégoûts. Elle jette les mouchoirs salis que la femme a laissés sur le lavabo dans les WC, constate que les WC sont bouchés, quelque chose d’inconnu remonte. La Terre-Mère-Maison réagit de manière inconnue, imprévisible.
Dans le sac du visiteur, Elle découvre une photo de Lui. La visite était préméditée, l’homme a menti. Elle devine que ce n’est pas une succession de hasards, c’est un complot. Malgré l’interdiction d’Elle, la femme pénètre dans le bureau de Lui, découvre le diamant, demande ce que c’est. Les hommes reviennent, le visiteur tousse de plus en plus. Elle reproche à Lui de ne pas la consulter. L’homme est en train de mourir, dit Lui, c’est pourquoi il est venu me voir. Soudain on entend un bruit au premier étage : dans le bureau de Lui, le couple a cassé le diamant, ils s’excusent. Lui hurle : « Taisez-vous ! », leur ordonne de partir, ramasse les morceaux, se penche vers les restes du diamant (comme s’il priait), les serre de toutes ses forces dans ses poings, claque la porte pour rester seul. Elle suffoque, descend, trouve les invités en train de faire l’amour dans une chambre, se verse un calmant. Lui arrache le bouton de la porte de son bureau, il cloue des planches qui condamnent la porte de son bureau. Il préserve, chez Lui, un lieu privilégié, une zone privée à laquelle Elle, Elle n’a pas droit.
Elle veut renvoyer le couple qui refuse de partir. Un des fils du couple arrive, puis le second. « Qui êtes-vous » demandent-ils tous les deux à Elle. Ils se disputent violemment à propos d’une histoire d’héritage, de testament. Luiessaie de les calmer, mais la dispute reprend. Ils frappent leur père, se battent. Ils ne m’ont jamais aimé dit l’un, l’autre reste au sol. Le cadet, frappé avec la poignée de porte arrachée, est porté dehors ensanglanté. Ils s’en vont tous, y compris Lui. Elle se retrouve seule dans la maison isolée, ferme les portes à clef. Une abeille meurt. Elle nettoie une tache de sang sur le sol, vide l’eau sale dans la baignoire. Ça coule, elle se tourne vers le mur, on voit son regard, ses yeux bleus. Elle trouve un trou dans le sol, met son doigt, ça passe. Elle va voir dans le sous-sol. La lumière s’éteint, du sang coule sur les murs. Les murs s’effritent. Elle pousse et découvre, derrière le mur, un local qu’elle ne connaissait pas. Elle remonte. Une porte s’ouvre, elle entend du bruit, elle a peur. Elle voit près de la porte d’entrée la photo de son mari coupée en quatre, et est surprise par le fils aîné survivant. « Ils vous ont laissée toute seule ? » Il prend quelque chose par terre, dit « Bonne chance » et s’enfuit. Elle essaie d’appeler des secours. Lui revient, la prend dans ses bras. Elle est soulagée, boit un verre d’eau. « L’autre garçon est mort, dit Lui, et déjà enterré. Si ce meurtre est comparé à celui de Caïn et d’Abel, alors les deux inconnus sont Adam et Eve : un Adam malade, déjà presque mort, et une Eve détestable et jalouse. Ils envahissent le petit paradis qu’elle avait tenté de construire.
« Je suis épuisé, j’ai besoin d’une douche » dit Lui. Il monte, elle reste en bas, regarde le trou dans le sol, pose un tapis dessus. Dans la chambre, Lui s’est endormi, elle se couche contre lui. Des gens montent dans les escaliers, ils sont nombreux. Lui a décidé d’inviter le couple, qui arrive avec d’autres personnes pour la veillée funèbre. Lui évoque le garçon mort, leur douleur, leur tristesse. Tout le monde pleure. Elle regarde, écoute, stupéfaite, muette, dépassée. Luiles console, affirme entendre la voix de leur fils. « We lost our baby today » dit la femme. Toute la scène est vue du point de vue d’Elle, c’est son visage à elle qui revient sans cesse sur l’écran15. Une foule de gens arrive, entre dans la maison. Le père pleure, Elle ne sait pas quoi dire, n’arrive pas à participer au deuil. Les gens s’assoient n’importe où, ne font pas attention à Elle. Tu ne peux pas comprendre si tu n’as pas eu d’enfant, dit la mère du mort, qui critique la façon dont Elle s’habille (une chemise de nuit décolletée qu’elle a gardée depuis le matin). Des gens vont dans leur chambre faire l’amour. Elle avale un calmant, est dérangée par d’autres visiteurs. Elle met une robe plus décente, se rend compte que quelqu’un peint ses murs. L’ambiance tourne à la fête dans le salon, ils se saoulent, s’étalent sur le sol. Elle tente de nettoyer les tables. Un homme qu’elle ne connaît pas veut la draguer, elle refuse, il l’injurie. Ils cassent un lavabo qui s’effondre. Elle hurle, les met dehors. Tout le monde s’en va, Luitente de les retenir, en vain. Ce moment de répit, elle ne le doit pas à son mari, mais au départ spontané des visiteurs.
Elle ferme la porte à double tour, essaie de nettoyer, Lui lui conseille d’aller se coucher. « Nous avons fait une bonne action » dit-il. « Ils avaient besoin de célébrer la vie ». « Et moi dit-Elle, qu’en est-il de ce dont moi, j’ai besoin ? Tu m’as abandonnée ». Ils se disputent. Elle lui reproche de n’avoir jamais rien écrit. « Rien ne peut t’aider à écrire ! » « J’ai besoin de la vie » répond-il, « j’ai besoin d’ouvrir la porte à des gens nouveaux, des nouvelles idées ! » et il ouvre la porte. « La vie ne prend pas les chemins que tu veux ». Elle réplique : « Tu parles d’avoir des enfants, mais tu ne me baises même pas ! » Il lui court après dans l’escalier, la prend, l’embrasse de force, elle résiste d’abord puis se laisse aller, on ne sait s’il la baise ou la viole. Le résultat, c’est que le lendemain matin, au réveil, elle sait que c’est fait, ils vont avoir un enfant. Elle est heureuse. « C’est le plus beau cadeau » dit-il. Encore nu, il se précipite vers un papier, un crayon, et écrit. Il aura fallu cette violence sexuelle pour qu’il retrouve sa capacité à écrire. « La nuit dernière, ces gens, leur amour, leur souffrance, et maintenant c’est nous : la vie », dit Lui. Il semble revenir à la normale, elle est soulagée, elle sourit. Elle jette ses médicaments dans les chiottes. On peut croire qu’il aura fallu cette crise, la venue de ces gens, ces étrangers, ces inconnus, pour redonner vie à leur couple. Ce pourrait être la fin du film, un feelgood movie. Si le film s’était arrêté là, peut-être ses détracteurs l’auraient-ils trouvé acceptable, voire excellent. Un couple trop solitaire qui retrouve le plaisir de vivre, la jouissance, parce qu’un événement absolument imprévu est arrivé chez eux. L’excès d’hospitalité, qui conduit à partager avec d’autres à la fois le deuil et la fête, rend la fécondité16. Le film aurait montré que les destructions, les dégâts, étaient nécessaires pour qu’ils réussissent, enfin, à fonder ce qu’on pourrait appeler une famille.
Du temps a passé, la grossesse d’Elle se voit. Dans une pièce se trouve, déjà installé, un berceau blanc et du linge pour le bébé. Lui travaille dans son bureau. Le bébé a bougé ! crie-t-elle. Lui ne semble pas l’entendre, debout devant la porte, il déclare : je l’ai fini ! Elle semble lire le livre. Le spectateur n’en connaît pas le contenu mais voit l’image que le livre suscite dans l’esprit d’Elle : sa maison brûlée au milieu des champs. Elle pleure, et dit cependant : C’est merveilleux ! « Pourquoi pleures-tu ? – C’est seulement que c’est trop. – Tu le trouve bon ? – C’est parfait. – Mais alors que se passe-t-il ? – Est-ce que je vais te perdre ? – Jamais ». Entre le livre, ce qu’elle lit, et ce qu’elle ressent, il y a un hiatus. Elle a compris que ce livre portait probablement la fin de leur relation, elle y a lu la catastrophe.
Le téléphone sonne. C’est l’éditrice de Lui qui a trouvé le livre très bon et veut faire venir la presse chez lui17. Elle est inquiète, Elle a peur. Il accepte, Ellerevient dans la chambre de l’enfant, regarde le tapis qu’elle avait placé sur le trou. À cet endroit précis, il y a une tache au milieu, qui ressemble à du sang. Elle soulève le tapis, le parquet semble intact. Elle prend une douche, se touche le ventre, se peigne, met la table. Elle a préparé un repas de fête pour eux deux, mais soudainement, elle se rend compte qu’une foule de visiteurs se trouve dans le salon. Qui sont-ils ? lls l’ignorent. « Ils sont venus me voir, moi », dit Lui.bC’est le livre qui a produit un effet, mais il pense, Lui, que c’est pour Luiqu’ils sont venus. Il croit qu’entre le livre et son auteur, son signataire, il y a une relation. Mais cette relation est rompue. L’effet du livre les dépasse tous. La thématique de l’hospitalité se croise avec celle de l’écriture. En principe, un auteur produit un livre dont il ne sait pas quel effet il pourra avoir. Il renonce à tout contrôle sur cet effet. Mais Lui ne l’entend pas de cette oreille. En imaginant que le livre, c’est Lui, en donnant une consistance à cette illusion18, il prend le risque qu’on pille sa maison19. Elle est terrifiée. Pendant que les visiteurs se pressent autour de Lui, l’interrogent, elle revient dans la chambre de l’enfant. Sur le tapis, la tache de sang est revenue, elle imbibe aussi le parquet.
Ce qui arrive n’est pas seulement lié à Lui, à son livre, à la foule des envahisseurs, ça vient aussi d’ailleurs, d’un lieu dont elle ne parle à personne, pas même à Lui, qu’elle préfère cacher. Le sang de la maison, c’est son sang, un sang intime dont il ne faut rien dire, qui renvoie au sang des règles ou encore aux eaux d’un accouchement imminent, un sang qui fait irruption avant l’événement, le sang de l’angoisse, de la terreur féminine devant la mise au monde, la première, celle de l’aîné des enfants.
Dehors, devant la porte, une énorme foule qui brandissent le livre. Chacun est affecté différemment, dit Lui, ils veulent te rencontrer. Elle refuse. « Je vais avoir mon bébé dit-elle, je veux être seule avec toi ». Dehors, ils sont de plus en plus excités. Elle ferme la porte. La porte qui devrait être protectrice, c’est le lieu de l’ambiguïté, de la confusion entre l’extérieur et l’intérieur. Une femme cherche, à l’intérieur de la maison, des toilettes pour son enfant. Ellecommence par la repousser, puis l’accepte. Sa maison, ce qui aurait dû être un lieu intime, intérieur, est devenue un lieu public. Elle imaginait que la terre-mère-maison pouvait vivre pour elle-même ; mais dès le départ elle est affectée par l’autre, elle vit par et pour l’autre. Des gens font la queue devant les salles de bain, d’autres se photographient, un homme se couche par terre. « C’est ma maison ! dit-elle. – Le poète dit que c’est la maison de tous ! »
Danger de la parole poétique, si on la prend à la lettre. On ne sait jamais ce qu’elle va faire, et on ne peut pas arrêter la lettre. C’est Elle qui voulait qu’il écrive, qu’il finisse son roman, mais elle n’avait pas prévu les effets inarrêtables de la lettre. Les visiteurs vont dans la cuisine, elle veut les mettre dehors, mais ils s’imposent, ils se servent. « Il a dit qu’il faut partager » dit l’un d’eux. Il ne veut pas de photos, mais il signe des autographes. L’éditrice arrive, félicite l’écrivain, annonce qu’ils vont faire une réimpression. L’éditrice embrasse Elle. Voici l’inspiration dit-elle. « J’avais peur qu’il s’enferme ici avec vous dit l’éditrice. Je ne sais pas comment vous avez fait, mais ça valait la peine ». Ellene le savait pas, mais Elle est aussi l’auteur de ce qui arrive, c’est Elle qui l’a déclenché, inspiré.
Des visiteurs s’emparent des objets de la maison, de tout ce qui a pu inspirer le livre. Pour eux, ce sont des reliques, ils se battent pour les avoir, ne veulent pas les lâcher. Ils en cassent, en emportent. « Partez tous, ce n’est pas à vous ! » crie-t-elle, sans aucun effet.Elle est la gardienne de sa propriété – une terre-mère qui ne partage pas, qui veut conserver ce qui lui appartient. Elle appelle la police, quelqu’un débranche son téléphone. Lui est heureux, il n’y a autour de lui que des admirateurs. Il serre des visiteurs dans ses bras, inscrit des marques sur leurs fronts, dit à Elle : « Ce ne sont que des objets, on peut les remplacer. Ne t’en fais pas ». On les prend en photo, une danse rituelle se déclenche dans le salon. Elle se réfugie dans sa chambre. Elle regarde par la fenêtre. Ils sont innombrables, avec leurs torches et leurs luminaires. On voit ses yeux de près qui regardent quelque chose, un mur en cours d’effritement, de dislocation. C’est notre regard, le regard du spectateur devant l’affaissement, la débâcle, la ruine du monde. Elle sanglote. On nous montre une fois de plus son regard incrédule, effaré. Elle prépare un sac pour s’en aller, s’enfuir, comme s’il y avait une possibilité pour fuir ce monde, sa terre, sa maison.
Elle se retrouve dans la foule, tandis qu’ils épinglent aux murs leurs pensées, les photos qui prouvent leur présence ici. Ses mots sont les vôtres, dit une sorte d’officiant. Ils détachent des pans de murs, des souvenirs qu’ils emportent en mémoire de leur présence ici. Elle se fraye un chemin vers la sortie de cet habitat qui lui est devenu étranger, à contre-courant de la foule toujours plus nombreuse, plus serrée, plus excitée. L’éditrice l’appelle (Où vous cachiez-vous ?20), voudrait la faire venir mais Elle ne répond pas. Elle assiste au vol du berceau de son enfant, tombe par terre en voulant l’empêcher. Au moment où Elle parvient à la porte, Lui l’empêche de partir. C’est alors qu’elle a les premières contractions. Dans un vacarme épouvantable, il cherche à lui faire de la place. En arrivant, la police casse les vitres. Elle sanglote, se cache les yeux. On entend des coups de feu. Elle tombe par terre, voit encore le sol se disloquer. Elle crie de douleur, quelqu’un lui demande de se taire, un autre lui regarde dans la bouche21. La confusion est totale. Des hommes casqués sont entrés, d’autres ont allumé un feu. Une énorme explosion détruit une partie de sa maison. Des hommes et des femmes manifestent, hurlent des slogans22. La police dégage des manifestants, il y a des cadavres au sol. Dans le moment politique du film, on ne distingue pas la violence légitime de l’autre violence, qui tue qui, qui est l’otage de qui.
L’éditrice, debout au milieu de la scène, donne des ordres. Elle repère Elle et dit : « L’inspiration ! Où est-ce que tu te cachais ? Finissez-là ». « Mets-toi à genoux » dit un homme. « Encore six ! » dit l’éditrice, mais une nouvelle explosion l’empêche d’agir. « Dispersez-vous ! » crie un militaire. Un soldat la porte dans un coin. « Le bébé » dit-elle, dans le vacarme des armes lourdes. « Medic ! » crie le soldat. Le travail commence au milieu des cendres. Luirevient vers Elle, veut l’emmener vers un endroit sûr. Les manifestants exigent de l’argent, de la nourriture. Lui s’excuse de ne pas pouvoir les fournir. « Poète, viens ici ! » crie un homme. L’enthousiasme en faveur du poète s’est transformé en haine. Il a promis quelque chose qu’il n’a pas pu donner, on ne lui pardonnera pas. Lui la conduit vers les militaires, où une femme-médecin, une Noire, l’aide à accoucher. « Pousse, pousse ! » Lui réussit à fermer la porte pour ramener un peu de calme. « Tout va bien, notre enfant arrive ». Quand la tête de l’enfant apparaît, la foule enfonce la porte. Lui réussit à la refermer. Entre cette foule incontrôlable et l’enfant qui arrive, on peut dresser un parallèle.
Elle est seule dans un coin, le médecin a disparu, c’est Lui qui accueille l’enfant. Elle hurle de douleur. La caméra montre ses yeux fermés qui se transforment en lumière aveuglante. « C’est un garçon » dit Lui. Elle respire, sourit, le prend dans ses bras. Le bébé commence à pleurer puis arrête. « Qu’est-ce qui arrive ? Pourquoi est-il si calme ? » Au même moment, le bruit de la foule s’interrompt. Il ouvre la porte, prend de l’eau, des offrandes. L’enfant est vivant ? « Ils attendent dehors » dit Lui. « Ils attendent quoi ? – Je ne sais pas. S’il te plait, fais-les partir ! » Il ouvre la porte, s’en va, revient avec d’autres cadeaux, des vêtements. « Ils veulent le voir » dit Lui. Elle refuse. « Fais-les partir ! » répète-t-elle, mais il ne veut pas. Il veut prendre l’enfant, elle refuse. Elle a compris que l’enfant n’est pas pour elle, mais pour lui. Elle a compris que le don qu’ils attendent, c’est cet enfant. Elle a compris que même cela, ce bébé qui sort de son corps, ça ne lui appartient pas. Il insiste « Laisse-moi prendre mon bébé ». Elle refuse. « Je suis son père ! – Je suis sa mère ! ». Il se lève, s’assied dans un fauteuil, face à elle. Ils se scrutent l’un l’autre, se défient du regard. Leur relation s’est définitivement transformée, c’est une lutte à mort.
Elle voit une tache de sang au sol, donne le sein au bébé. Lui veut s’approcher, Elle le repousse. L’enfant tête dans le calme, le silence. Il s’endort, elle s’endort à son tour, et quand elle se réveille, Lui s’est saisi de l’enfant et le montre à la foule. À côté de Lui, il y a l’éditrice. « Donne-moi mon bébé » hurle-t-elle, mais la foule s’en est déjà emparé. Elle tente désespérément de le récupérer. Le bébé pleure, puis après un temps de silence, l’officiant lui dit : « Il n’est pas mort. Une voix crie toujours, claire et puissante, mais elle ne peut pas être entendue. – Ecoute. » Elle écoute, mais tout le monde pleure autour d’elle. « Peux-tu entendre cela ? – Non, non ! ». Elle crie. « Entendez-vous cela ? dit l’officiant. C’est le son de la vie, le son de l’humanité ! Son cri d’amour ! Son amour pour vous ! » Ils se partagent des morceaux du bébé, ils le mangent. Allusion à l’eucharistie. Le film est anti-chrétien, la plus violente charge anti-chrétienne qu’on puisse imaginer23.
Elle ramasse des morceaux de verre, se jette sur la foule, les frappe, essaie d’en poignarder le plus qu’elle le peut, jusqu’à ce que l’officiant la frappe elle-même. Ils se précipitent sur elle, l’injurent, la dénudent, lui donnent des coups de pied, l’étranglent, jusqu’à ce que Lui arrive. « Arrêtez ! dit-il, laissez-là seule, qu’est-ce que vous faites ? » Il la porte, l’embrasse, tandis qu’elle répète : « Ils ont tué mon bébé ! C’est toi qui l’a tué. – Je suis tellement désolé, ils voulaient seulement le voir et le toucher. C’est horrible, mais on ne peut pas le laisser mourir pour rien. Peut-être est-ce que ce qui est arrivé va tout changer. – De quoi tu parles ? – Toi est moi, nous devons trouver le moyen de pardonner. ». Le pardon, ici présenté comme le comble de l’horreur christique.
« Tu es fou » dit-elle, « Tu es fou ». « Ils sont désolés dit-il, ils sont vraiment désolés. Aies confiance en moi, s’il-te-plait. Nous devons leur pardonner. S’il-te-plait, s’il-te-plait, nous le devons ! » Elle touche le sol, on voit une fois de plus son regard effaré puis ce qu’elle voit : la déliquescence du mur, et soudain une explosion. « Meurtriers ! » crie-t-elle plusieurs fois à Lui en face d’elle et la foule alignée derrière Lui. « Maintenant vous allez foutre le camp de ma maison ! ». Tandis que Lui la supplie de ne pas le laisser seul, Elle se dégage, prend un briquet, chute brutalement dans l’escalier qui conduit au sous-sol. Alors que tout le monde court après elle, elle saisit une pince, casse la cuve à mazout. Lui lui court après et dit : « Je t’aime ». Elle répond : « Tu ne m’as jamais aimée, tu aimais seulement à quel point je t’aimais. Je t’ai tout donné, et toi tu as tout jeté (you gave it all away) ». Ce n’était pas une question d’hospitalité, mais une question de don et de contre-don, un donnant-donnant.
La maison explose. Tandis que tout brûle, on voit le visage ensanglanté d’elle montré au début du film, puis une illumination, puis on la retrouve grièvement brûlée, tandis que son visage à lui ne semble même pas affecté. Il sourit. Elle demande « Qu’est-ce que tu es ? » (What are you ?). La question est un Quoi. Elle ne demande pas qui tu es, mais ce que tu es. « Moi, je suis moi » répond-il (I am I). Allusion peut-être au « Je suis ce que je suis » biblique. Dans ce buisson ardent, c’est elle qui n’a plus de visage. Lui continue : « Toi, tu étais la maison ». « Où est-ce que tu me portes ? – Le commencement ». Tandis qu’elle souffre, Lui la porte devant la maison. « Is that it ? » demande-t-elle. Elle le considère toujours comme une chose, un processus, pas un sujet.
« Ça ne va plus te faire mal longtemps » dit Lui. « Ce qui me fait le plus mal, c’est que je n’ai pas réussi à en faire assez. » Toujours une question quantitative, l’amour comme valeur d’échange. Il répond : « Ce n’est pas de ta faute. Rien n’est jamais suffisant. Si c’était suffisant, je ne pourrais pas créer, et je dois créer, c’est ce que je fais, c’est ce que je suis. Maintenant il faut que je réessaye encore une fois. » Il parle comme le Dieu créateur. « Non, laisse-moi juste partir » dit Elle. « J’ai besoin d’une dernière chose. – Il ne me reste plus rien à donner. – Ton amour. Il est toujours là n’est-ce pas ? » Elle hésite, puis dit : « Vas’y, prends-le ». Elle lui propose de prendre son amour (c’est lui qui le prend), mais ne pas clairement qu’elle le donne. C’est donc lui qui agit, Lui lui brise la chair et s’empare de son cœur. Elle meurt. Il serre le cœur entre ses mains, l’écrase. On entend un bruit de verre : c’est son diamant qu’il a récupéré. Il éclate de rire en le (re)mettant à sa place. Le diamant, c’est la figure de l’amour qui lui est dû.
Par une sorte de magie, la maison se reconstitue dans son état initial. Mais ce n’est pas la même actrice, c’est une autre femme qui se réveille et dit « Baby ? » avant que le film ne se termine définitivement. Après le sacrifice du sacrifice, il faut un nouveau départ, mais dans ce film circulaire où la fin rejoint le début. Entre le précédent départ et celui-là, c’est la singularité d’une femme qui a été sacrifiée.
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On assiste avec ce film à l’une des parodies les plus violentes du christianisme qu’on puisse imaginer, qui reprend en les recombinant différents récits bibliques. Son titre initial, avant Mother!, était Le sixième jour – celui de la création de l’homme et de la femme à l’image de Dieu. Les deux personnages principaux sont Lui, et Mère. Lui [Dieu] est un poète en mal d’inspiration, mais qui finira, grâce à Mère, par écrire un livre qui fascinera les foules [Evangiles]. Mère est une jeune femme amoureuse de Lui. C’est la gardienne de la maison, qu’elle rénove et embellit. Elle est naïve, manipulée jusqu’au bout [la Vierge]. Il n’arrive pas à écrire, et n’arrive pas non plus à baiser. Il s’ennuie aussi, et invite des étrangers sans le consentement d’Elle [Abraham]. Il en résulte la pire figure de l’hospitalité : les invités s’installent dans leur maison, méprisent Mère et font des dégâts. Leurs deux fils se disputent à propos du testament de leur père [l’Ancien et le Nouveau, théologie de la substitution]. L’un des frères tue l’autre [Caïn et Abel]. Mère reste soumise à Lui, elle est en colère mais l’aime toujours. Il la met enceinte non par désir, mais par devoir [Joseph sans colombe]. Quelques mois passent, pendant lesquels il écrit et fait publier un livre (en la tenant à l’écart). Quand elle accouche, c’est le pire qui arrive, une horrible Apocalypse. La foule des adorateurs envahit la maison. Lui vole son bébé à Mère et en fait don à la foule (crucifixion) – qui le met en morceaux et se l’incorpore (l’hostie). Elle est désespérée. Dans l’incendie provoqué par la foule, elle est brûlée (le bûcher), mais au moment de sa mort, il réussit à récupérer dans son cœur un diamant qui avait été brisé par les étrangers/invités. Devenu une sorte de gourou, un chef des démons, il a ce qu’il voulait : la célébrité. En sacrifiant la jeune femme, il a récupéré sa propriété et est devenu le chef d’un rituel, d’une église [comme le Christ].
Avant même le générique, le film commence par une inscription : Protozoa, et avant même le titre, il commence par le visage de Mère couverte de cendres, dans l’incendie de sa maison, anonyme comme elle le restera jusqu’au bout. Mère nous regarde, nous les spectateurs, droit dans les yeux, avec insistance, avant son dernier clin d’œil (qui est aussi le premier), puis vient le titre, suivi d’un point d’exclamation, avant le plan suivant qui le montre, Lui l’écrivain, en extase devant son diamant, dans une maison déjà brisée en un kaléidoscope qu’on retrouvera à la fin du film. Il faut tout cela, avant que le film ne commence, pour que Mère se réveille solitaire dans son lit, avant qu’elle n’appelle un bébé qui n’est pas encore né (Baby, lui aussi anonyme). Inquiète dans la maison immense, elle se rend dans la cuisine vide, elle traverse l’obscurité, elle cherche quelqu’un dans la prairie. Il n’y a personne, mais il est derrière, Lui, et il lui fait peur. Elle voudrait qu’il l’embrasse, qu’il lui fasse l’amour, mais il se défile, et il continuera à se défiler quand arriveront les visiteurs qui, eux, ne sont pas anonymes. C’est alors qu’on est confronté aux apories de l’hospitalité. Deux fois, une foule arrive et s’empare de la maison. Lui accueille cette foule, il l’autorise, tandis qu’elle, elle est terrorisée. Lui, il accepte inconditionnellement la venue de l’autre, condition de son écriture, tandis qu’elle, elle voudrait mettre des conditions. Mais ils ne lui demandent pas son avis, ils arrivent.
Le film provoque des réactions très contrastées : entre l’hostilité, le mépris, la haine et l’admiration. Ce film est-il un fiasco, comme le soutient la majorité de la critique francophone, ou un chef d’œuvre, comme le croient certains critiques ? On ne tranchera pas, ce sera pour chacun une profession de foi. Pour les uns, c’est un film d’horreur; pour d’autres, une comédie. C’est un film intime sur la vie d’un couple et en même temps un film de guerre jusqu’à l’absurde. On revient sans cesse au beau visage de Mère filmé en gros plan, on partage son angoisse, sa détresse et sa stupéfaction, et dans le même temps sa maison est l’allégorie d’un monde soumis à des forces inconnues. Le film est absolument imprévisible, irréductible à aucun genre. On peut l’interpréter à différents niveaux, sans qu’aucun ne puisse prévaloir. Cette incertitude, qui affleure à chaque instant, contraste avec sa circularité. Des actions ridicules (pourquoi peindre la maison ?) semblent gouvernées par un rituel précis. Des personnages sympathiques se transforment en meurtriers (l’éditrice). Parfois la foule suit des leaders, d’autres fois le chaos semble absolu. Dans ce film sans musique, tous les moyens visuels et sonores inventés par le cinéma sont mis en œuvre pour perturber le spectateur; dans ce film sur l’amour, l’amour est méthodiquement détruit. Ce qu’Elle aime en Lui, c’est son Bébé. Ce qu’il aime en elle, c’est son diamant, qu’il finit par récupérer littéralement dans son cœur. Lui manipule son amour, en sacrifiant d’abord son Bébé, puis Elle. Il est le poète, l’écrivain, mais son égoïsme absolu est mis au service d’un récit religieux. L’absurdité des scènes se transforme en téléologie. Les événements les plus irrationnels, incompréhensibles, conduisent à un aboutissement inéluctable, déjà inscrit dans la première image du film.
Au final, faut-il en dire quelque chose ? Faut-il prendre le risque d’une formule archi-réductrice, comme celle que j’ai risquée dans la proposition ci-dessus ? Ou partir des racontars de la presse, qui fait remarquer que le réalisateur (Darren Aronofsky) a le même âge que l’acteur (Javier Bardem, 46 ans), c’est-à-dire presque 20 ans de plus que l’actrice (Jennifer Lawrence, 27 ans), avec laquelle il a formé un couple pour la durée du film ? Le faux Dieu et la fausse Vierge auraient rompu à cause de certaines critiques négatives, mais le film reste.
Ce pitch rédigé, parait-il, en cinq jours, peut aussi être interprété comme une allégorie du changement climatique ou de l’Apocalypse qui menace notre monde (notre maison). En tant que communauté mondiale, nous aurions toutes les raisons de nous identifier à Mère, dont le visage occupe paraît-il les 2/3 du film, qui ne pense qu’à repeindre la maison de jolies couleurs alors que d’innombrables figures du mal ont déjà envahi sa petite propriété. Elle inspire dit-on l’œuvre du poète, ce dérisoire bout de papier, ce chef d’œuvre inconnu dont le contenu nous est toujours dissimulé, qui n’est que le prétexte dérisoire d’un déchaînement déjà programmé. Nous sommes la génération sans avenir, celle dont les descendants sont déjà sacrifiés. Si le poète est un dieu, c’est un dieu qui ne vit qu’au présent, dans une jouissance destructive. Il n’attend rien de vivant ni d’inattendu de sa création, mais seulement la récupération de son bien, l’extase devant la beauté du diamant minéral.
La morale de l’histoire, s’il en est une, c’est que le mal ne répond pas, et qu’on ne peut pas lui répondre. Le film est une dénonciation à la fois terrible et irresponsable. Son secret, c’est que c’est dans la non-réponse, à partir de la non-réponse, qu’autre chose pourrait survenir (peut-être). Il faut pour cela que se brise l’alliance mortifère, le système clos formé par une Trinité démoniaque (le Père, le Fils sacrifié et le Mal radical). Or justement, c’est une chance : l’alliance est déjà brisée. Mais pour qu’un autre avenir ressurgisse, il faudrait aussi une promesse.
- Haïr un film, c’est aussi omettre de l’analyser ou de le critiquer. La haine est une émotion, elle en dit parfois plus que l’argumentaire sur laquelle elle repose. ↩︎
- Avant même le commencement, pour annoncer la couleur, on peut lire Protozoa (le nom de la compagnie de production de Darren Aronovsky) enchâssé entre deux annonces de la Paramount. Une des questions du film est posée : qu’advient-il du cinéma d’auteur encadré, distribué par un grand studio ? ↩︎
- Il s’agit de la même femme, mais à ce stade, on ne peut pas s’en rendre compte. ↩︎
- Pendant tout le film, elle ne cessera de refermer cette porte qui s’ouvre à tout bout de champ. ↩︎
- Votre femme ? Je croyais que c’était votre fille dit l’homme. ↩︎
- On se dit qu’on est dans un film d’horreur, ce qui n’est pas tout à fait faux, mais pas tout à fait vrai non plus. ↩︎
- Le schème de l’homme âgé vivant avec une femme beaucoup plus jeune, tellement fréquent dans le monde hollywoodien, y compris dans le cas de Darren Aronovsky et Jennifer Lawrence, est si général, si universel, qu’il impose aussi l’anonymat. ↩︎
- Comme si elle était enceinte. ↩︎
- Il refuse de prendre son thé, impose son propre produit. ↩︎
- La simple pénétration des hommes dans la maison équivaut à une fécondation, le début d’une grossesse. ↩︎
- L’étranger (pharmakon) se présente comme un soignant, un médecin, avant de se présenter comme un malade, un mourant. ↩︎
- Cf Bruno Latour, Face à Gaïa : Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 2015, 398 p. (ISBN 978-2-35925-108-1). Ce texte est à peu près contemporain du tournage du film Mother !. ↩︎
- C’est le début de la circularité du film, puisque cette expérience va lui arriver une seconde fois. ↩︎
- Dans son précédent film, Noah (2015), Darren Aronovsky aborde déjà le même thème. Les descendants de Caïn ont tellement perversi la terre que Noé hésite à les sauver. ↩︎
- On peut penser que la cause de la scène est son désir d’enfant. ↩︎
- Darren Aronovsky, fin cabaliste, a peut-être pensé aux matriarches de l’Ancien Testament, Sarah, Rebecca, Rachel, qui sont toutes passées par un temps de stérilité. La fécondité n’est pas naturelle, elle suppose un acte symbolique, un positionnement moral. ↩︎
- Lui a donc envoyé le livre à son éditrice avant de le montrer à sa femme. ↩︎
- C’est l’illusion de l’auteur en général, largement partagée par de très nombreux « auteurs » qui parlent, des années après, de mon livre. ↩︎
- On a parfois l’impression qu’entre un premier Derrida penseur de l’écriture et un second Derrida penseur de l’hospitalité, il y a rupture. Le film fait le lien entre les deux : écrire, c’est accepter l’intrusion de n’importe quelle pensée dans la livre, y compris une pensée complètement étrangère à l’auteur. Le signataire accepte à l’avance une hospitalité inconditionnelle, infinie, à l’égard de toutes les interprétations qui pourraient être faites de son livre, y compris celles qu’il ne contrôle pas. ↩︎
- Même pour elle, il n’y a plus d’endroit où se cacher. ↩︎
- Etrange dialogue entre deux des envahisseurs : « How’s angel ? – Tainted. – Check the Goyim ». Quel est cet ange teinté dans la bouche d’Elle ? Et pourquoi ce serait auprès des goyim qu’il faudrait se renseigner ? ↩︎
- Slogans révolutionnaires, scandés en espagnol. ↩︎
- Peut-être est-ce cette charge qui explique le violent rejet de ce film par une large partie des élites cinéphiliques françaises, pays catholique. Citations : Malgré un intérêt marqué pour l’organicité des surfaces – celles de la peau, blessée ; des murs, abimés ; et des sols, souillés –, Mother! est un film sans vie (Les Inrockuptibles). Jennifer Lawrence et Javier Bardem s’enlisent dans un improbable « Survivor » domestique (Le Monde). Dans cette parabole sur les affres de la création artistique, les acteurs ont l’air perdu, nous aussi (Le Journal du Dimanche). Tout est possible dans cette histoire, donc rien n’est tenu (L’Èxpress). « Mother ! » est un simulacre de cinéma, qui confond mystère et illisibilité, démesure et boursouflure, provocation et grand-guignol (Critikat). Le brillant réalisateur de « Black Swan » s’égare ici dans une fable ridicule sur le prix à payer pour la création (Allociné). Le troisième acte ne fait que reproduire en bigger and louder son deuxième (…) dans une hystérie visuelle et sonore qui n’apporte rien au sujet (…) et le surcharge même de raccourcis gênants (Mad Movies). Nous voici sur le terrain favori de ce cinéaste halluciné, qui nous donne sa version personnelle de la venue du messie, le gore en bonus. Et c’est bien, ce film ? Oui, une moitié. Et la seconde moitié ? Moins bien (Nouvel Observateur). Entre cinéastes pompiers, on gardera une tendresse pour celui qui aura gardé une âme de plaisantin (Cahiers du cinéma). Malgré un casting prestigieux et une mise en scène maîtrisée, « Mother ! » ne touche pas au chef-d’œuvre qu’il prétend être. Darren Aronofsky est de retour en grande pompe mais en petite forme (aVoir-aLire). N’est-ce pas au nom d’un culte aveugle de l’auteur qu’Aronofsky a pu se payer un tel caprice sans que personne ne l’aide à canaliser son imaginaire puéril ? (Libération). ↩︎