L’Étranger (Albert Camus 1942, Luchino Visconti 1967, François Ozon, 2025)
Étranger au monde, indifférent à ses valeurs, il assume le geste qui, par la peine de mort, l’en séparera pour toujours
Étranger au monde, indifférent à ses valeurs, il assume le geste qui, par la peine de mort, l’en séparera pour toujours
Le mal surgit quand la chaîne des promesses, des dettes, des reconnaissances et des représailles s’altère, se dérègle, se disloque
Un film ultra-féminin qui décrit l’immersion corporelle, émotionnelle et sexuelle dans le phallo-pouvoir, son écriture et la voie d’un certain apaisement
Combiner dans le même mouvement la déprise et l’affirmation d’une pensée singulière
Pour s’imposer absolument, le souverain ne doit pas seulement commander aux vivants, à la société, il faut aussi qu’il commande absolument à la pensée
Je me sens coupable d’une situation à laquelle je suis, de fait, associé·e, et nul ne peut guérir, ni même alléger ma culpabilité
Une nuit de chaos qui, en définitive, ne change rien – car jamais le héros ne se détache de la faute
Pour qui est déjà mort (socialement, humainement), il n’y a pas de retour possible
Rencontrer la mort sur le chemin détourné d’une danse, une fête, une jouissance tragique
Les fantômes qui exigent la justice ne se laissent pas effacer, oublier, leur présence insiste et s’ils se rassemblent, ils peuvent transformer le monde des vivants
On ne peut pas compenser la culpabilité d’avoir causé ou laissé venir la mort, mais on peut marcher, franchir un pas au-delà
Il aura fallu, pour renaître, en passer par un lieu de confusion, d’effacement, de non-savoir : idiotie, bêtise, handicap mental
Ce n’est pas le mourant qui a le plus à perdre, c’est le vivant éternel, qui ne peut pas solder ses dettes
Dans un monde déréglé, sans lien social ni valeurs, on ne peut s’appuyer que sur une famille étroite, et des corps quasi morts
L’adage : « Quand un vivant disparaît, un monde disparaît avec lui » – pris aussi littéralement que possible
Une présence obscure, enfouie, aura incrusté entre le père et la fille un archi-lien, une quasi-télépathie
Une amitié suspendue à la ligne fragile qui sépare la vie de la mort – ne peut pas durer
Pour continuer à vivre, il faut renoncer à poser la question : « Pourquoi ? »
Un amour irraisonné, surgi inopinément, c’est un danger, une perte de contrôle qui peut être mortelle
L’amour inconditionnel, ce n’est pas le début d’une histoire à venir, c’est la fin d’une histoire où rien n’est arrivé
Il n’y a pas de justice en amour
Le système de l’Internet forclot la douleur, et aussi la singularité, l’intimité, l’insu, l’inconscient, etc.
Le rejet de toutes les valeurs par un personnage obscène, inqualifiable, fait advenir un amour irrésistible, injustifiable, intenable, qui ne trouve de réciprocité que dans la mort
Anticipation d’un film dont la toute dernière partie reste à venir
Nous sommes affectés par une culpabilité originelle, irréparable, qui ne peut être ni compensée, ni sanctionnée
De ce monde inexplicable, insensé, où il faut bien vivre, on ne peut témoigner qu’en silence
Testament de Clouzot : Il appartient à tout cinéaste digne de ce nom d’honorer un statut d’exception : le droit de se soumettre à sa guise, sans loi ni limite, les acteurs, personnages et autres items d’un film
Axiome de Clouzot : « Ayant un droit d’emprise sur tous les éléments d’un film (personnes et choses), j’ai aussi le droit souverain, inaliénable, de le·s mettre à mort »
Un appel sans source, ni origine, ni signification, ni cause, ni enjeu – ne peut conduire qu’à la destruction : de soi et de l’autre
Pour ouvrir une autre éthique, il faut pleurer, implorer
À l’amour inconditionnel, rien n’est comparable ni équivalent
Un deuil de soi ambigu, qui rend la singularité possible
L’essentiel n’est pas l’identité, mais les minces différences qui font de mon double un·e autre, un supplément dont je suis inséparable
Chacun, solitaire face à l’Internet, peut se transformer en fantôme de l’autre côté de l’écran et disparaître de ce monde-ci (sauf exception)
Des plus brutaux acteurs de l’histoire, on ne retient que l’impardonnable
Au-delà de son intérêt, le tueur souverain érige sa propre loi, une obligation quasi-morale, inconditionnelle, à laquelle il ne peut contrevenir
Contourner le deuil en ne retenant de la mort que sa matérialité (pourriture, décomposition)
Un dibbouk qui fait de l’incertitude un principe de vie, une obligation éthique, métaphysique, un pas au-delà du monde
En exigeant une justice impossible à instaurer, le dibbouk interdit l’oubli
Celui dont l’avenir aura été déterminé avant la naissance n’aura pas d’avenir, il ne vivra pas
Incapable de traverser jusqu’au bout les épreuves, la justice incarnée par l’innocence ne peut que mourir assassinée
Le monde qui s’en est allé nous laisse sans orientation : tu n’as pas de chemin pour moi, je n’ai pas de chemin pour toi, mais si tu me suis, nous irons au-delà
Inexplicable, instable, inclassable, insaisissable, le jeune meurtrier incarne le déséquilibre d’où pourrait surgir une réponse, une nouvelle donne
Ayant vécu « ma vie » sous le signe de la gratuité, « ma mort » arrive quand à cette place s’impose l’échange, la circulation du sang
Il faut, pour cheminer vers le deuil, le soutien d’une addiction, d’une substance pharmacologique
Un dernier désir au-delà de tout désir : mourir vivant
En-deçà de l’amour surgit la violence primordiale, inexplicable, de l’archi-amour
Une menace extérieure anonyme, impersonnelle, inexpliquée, exige un sacrifice pur, inconditionnel, sans réserve
Comment ne pas trouver son chemin, dans le temps retardé du retour spectral et de la désagrégation du temps
Un monde en suspens dans un voyage où s’effritent le social, l’autorité, ouvrant la voie à d’autres valeurs, au-delà du deuil
Un Jésus vivant, qui ne cède en rien au sacrifice
Une fable aporétique où la mort du souverain ouvre la possibilité d’une hybridité à venir
Témoigner de la présence d’un peuple par un semblant d’archive
Il faut, pour aller vers sa propre destination, la violence de l’autre
D’une voix perdue, absente, on ne peut faire émerger qu’une archi-présence pour toujours enclose, inaccessible, encryptée
Pour sauver la ville de la mort, il faut renoncer à l’amour conjugal pour une autre alliance, mystérieuse, un autre réseau d’allégeance
Le rêve du réalisateur : une caméra qui, se faisant passer pour un spectre, possède la faculté d’intervenir sur ce qu’elle filme
Je n’ai rien d’autre à transmettre que ma singularité, ma personnalité, en tant qu’elle est unique, insubstituable
Quand le pouvoir souverain, obscur, de la féminité, met en jeu la peine de mort pour s’approprier la puissance phallique
En l’absence de preuve, il faut un témoignage – fût-ce d’un enfant – pour décider, mais le jugement véritable, s’il en est, pourrait venir d’ailleurs
La mafia fait peser sur ses membres une dette illimitée, qu’elle compense par la promesse d’une jouissance gratuite, sans limite
Pour mourir dans la dignité, il faut mourir vivant
Une pure éthique singulière, inconditionnelle, d’une absolue simplicité, ne peut pas se mesurer à l’injustice
Faire son deuil en préservant, malgré tout, un lieu où la trace du mort peut s’inscrire
Je ne peux prétendre qu’en vérité, « Je suis mort », qu’en prenant l’identité d’un vivant assez crédible pour dire : « il est mort », mais alors ce « il », ce doit être aussi moi
Pour pallier l’épuisement du « chez soi », on multiplie les ornements, les plats, les cadeaux et les chansons nostalgiques, mais ça ne marche pas, on n’est plus nulle part
Il faut, pour s’autoriser un amour d’un autre type (inconditionnel), se détacher de tout engagement, se décharger de toute dette
Déjà mort, faisant le deuil de lui-même, il peut transgresser les interdits, effacer les dettes et les engagements, désirer sans condition un amour impossible
Pour aller plus loin, au-delà du pont, il aura fallu qu’il se vide, qu’il évacue la charge mentale du narcissisme et de la danse qui entravait sa marche
De la présence au spectre, il faut payer le prix du passage
Il ne reste du naufrage du politicien que la trace d’un cri, le deuil de la vérité, de la confiance
On ne peut photographier, dérober les images d’autrui, les interpréter, sans engager sa responsabilité, sans mettre en jeu sa culpabilité
Cinéma de l’extrême dépouillement : deuil de l’illusion, de la duplicité, du populisme, du Joker, du pharmakon et du blockbuster lui-même
N’étant rien, le Joker peut tout représenter : le bien comme le mal, le rire comme les larmes, il est le « pharmakon » qui symbolise le chaos comme la justice, le crime et sa réparation
Il faut, pour sauver le cycle répétitif de la vie, abolir tout événement qui viendrait le perturber, au risque de déclencher un événement plus grave encore, plus destructeur encore
Ce qui, en-dehors de toute règle, s’interpose dans les brèches de la famille, du lien conjugal, est brutal, excessif, traumatisant, destructeur
Pour survivre à son suicide, il faut être la réalisatrice, pas l’actrice ni le personnage – il en reste un film
Témoigner d’un silence, dans le lieu impersonnel, abstrait et vide du « non-chez-soi »
Il faut, pour construire un récit national, faire parler les traces – qui heureusement résistent, gardent leurs secrets
Il faut se retirer de l’amour conventionnel, conjugal, le vider, pour que commence le sexuel, le réel de la vie, l’existence, l’éthique
Quand un corps étranger, digne d’amour, dangereux, fait irruption, il faut restaurer l’unité, neutraliser la scission par l’addiction, la mort
On ne peut pas guérir du « cancer créatif », cette maladie mortelle qui produit toujours, sans raison, de nouveaux organes dont il faut faire le deuil
L’écran n’est pas extérieur au corps : il le parasite, le colonise, le soumet, le remplace, y ajoute toujours plus de dépendances et de sensations, et enfin survit à sa mort
Il faut, pour porter la tristesse d’une fin d’amour, en garder la trace, l’archive, par une célébration
Inconditionnelle, la souveraineté est insoutenable mais digne; prise dans les calculs et les compromissions, elle s’auto-détruit dans l’indignité
Quand s’arrête le mouvement de la différance, quand s’épuise la supplémentarité, alors l’artiste meurt, fasciné par la beauté – mais un autre artiste (Visconti) peut prendre la suite
Il y a en moi une violence élémentaire, incontrôlable, qui me fait haïr le lieu où j’habite, ma famille; ne pouvant y échapper, je n’ai pas d’autre choix que le meurtre
Une force inconnue, difficilement descriptible, confère à certains actes de certaines personnes une extériorité unique, une capacité à se distinguer du commun, à faire événement
De la tentative d’effacer tout ce qui fait le cinéma, il reste un film qui donne paradoxalement au cinéma son sens
Là où j’ai vécu, je ne suis plus chez moi, un cycle de vie s’épuise, du nouveau arrive de l’extérieur et s’impose à moi
Irréparable, impardonnable, le viol fait trou dans le monde, il ruine la vie et autorise toutes les transgressions.
On peut, en donnant lieu à un supplément pour l’autre, vivre plus que la vie
Sans habitat, sans passé, sans futur, sans monde, il ne reste que les pleurs
Un pacte de suicide où l’appel de la mort détermine l’amour, et non pas l’inverse
Un amour archaïque, irréductible, envers une exigence irrécusable, incontestable, précède et conditionne l’amour courant, socialisable et partageable