Fairytale (Alexandre Sokourov, 2022)
Des plus brutaux acteurs de l’histoire, on ne retient que l’impardonnable
Des plus brutaux acteurs de l’histoire, on ne retient que l’impardonnable
Au-delà de son intérêt, le tueur souverain érige sa propre loi, une obligation quasi-morale, inconditionnelle, à laquelle il ne peut contrevenir
Contourner le deuil en ne retenant de la mort que sa matérialité (pourriture, décomposition)
Un dibbouk qui fait de l’incertitude un principe de vie, une obligation éthique, métaphysique, un pas au-delà du monde
En exigeant une justice impossible à instaurer, le dibbouk interdit l’oubli
Celui dont l’avenir aura été déterminé avant la naissance n’aura pas d’avenir, il ne vivra pas
Incapable de traverser jusqu’au bout les épreuves, la justice incarnée par l’innocence ne peut que mourir assassinée
Le monde qui s’en est allé nous laisse sans orientation : tu n’as pas de chemin pour moi, je n’ai pas de chemin pour toi, mais si tu me suis, nous irons au-delà
Inexplicable, instable, inclassable, insaisissable, le jeune meurtrier incarne le déséquilibre d’où pourrait surgir une réponse, une nouvelle donne
Ayant vécu « ma vie » sous le signe de la gratuité, « ma mort » arrive quand à cette place s’impose l’échange, la circulation du sang
Il faut, pour cheminer vers le deuil, le soutien d’une addiction, d’une substance pharmacologique
Un dernier désir au-delà de tout désir : mourir vivant
En-deçà de l’amour surgit la violence primordiale, inexplicable, de l’archi-amour
Une menace extérieure anonyme, impersonnelle, inexpliquée, exige un sacrifice pur, inconditionnel, sans réserve
Comment ne pas trouver son chemin, dans le temps retardé du retour spectral et de la désagrégation du temps
Un monde en suspens dans un voyage où s’effritent le social, l’autorité, ouvrant la voie à d’autres valeurs, au-delà du deuil
Un Jésus vivant, qui ne cède en rien au sacrifice
Une fable aporétique où la mort du souverain ouvre la possibilité d’une hybridité à venir
Témoigner de la présence d’un peuple par un semblant d’archive
Il faut, pour aller vers sa propre destination, la violence de l’autre
D’une voix perdue, absente, on ne peut faire émerger qu’une archi-présence pour toujours enclose, inaccessible, encryptée
Pour sauver la ville de la mort, il faut renoncer à l’amour conjugal pour une autre alliance, mystérieuse, un autre réseau d’allégeance
Le rêve du réalisateur : une caméra qui, se faisant passer pour un spectre, possède la faculté d’intervenir sur ce qu’elle filme
Je n’ai rien d’autre à transmettre que ma singularité, ma personnalité, en tant qu’elle est unique, insubstituable
Quand le pouvoir souverain, obscur, de la féminité, met en jeu la peine de mort pour s’approprier la puissance phallique
En l’absence de preuve, il faut un témoignage – fût-ce d’un enfant – pour décider, mais le jugement véritable, s’il en est, pourrait venir d’ailleurs
La mafia fait peser sur ses membres une dette illimitée, qu’elle compense par la promesse d’une jouissance gratuite, sans limite
Pour mourir dans la dignité, il faut mourir vivant
Une pure éthique singulière, inconditionnelle, d’une absolue simplicité, ne peut pas se mesurer à l’injustice
Faire son deuil en préservant, malgré tout, un lieu où la trace du mort peut s’inscrire
Je ne peux prétendre qu’en vérité, « Je suis mort », qu’en prenant l’identité d’un vivant assez crédible pour dire : « il est mort », mais alors ce « il », ce doit être aussi moi
Pour pallier l’épuisement du « chez soi », on multiplie les ornements, les plats, les cadeaux et les chansons nostalgiques, mais ça ne marche pas, on n’est plus nulle part
Il faut, pour s’autoriser un amour d’un autre type (inconditionnel), se détacher de tout engagement, se décharger de toute dette
Déjà mort, faisant le deuil de lui-même, il peut transgresser les interdits, effacer les dettes et les engagements, désirer sans condition un amour impossible
Pour aller plus loin, au-delà du pont, il aura fallu qu’il se vide, qu’il évacue la charge mentale du narcissisme et de la danse qui entravait sa marche
De la présence au spectre, il faut payer le prix du passage
Il ne reste du naufrage du politicien que la trace d’un cri, le deuil de la vérité, de la confiance
On ne peut photographier, dérober les images d’autrui, les interpréter, sans engager sa responsabilité, sans mettre en jeu sa culpabilité
Cinéma de l’extrême dépouillement : deuil de l’illusion, de la duplicité, du populisme, du Joker, du pharmakon et du blockbuster lui-même
N’étant rien, le Joker peut tout représenter : le bien comme le mal, le rire comme les larmes, il est le « pharmakon » qui symbolise le chaos comme la justice, le crime et sa réparation
Il faut, pour sauver le cycle répétitif de la vie, abolir tout événement qui viendrait le perturber, au risque de déclencher un événement plus grave encore, plus destructeur encore
Ce qui, en-dehors de toute règle, s’interpose dans les brèches de la famille, du lien conjugal, est brutal, excessif, traumatisant, destructeur
Pour survivre à son suicide, il faut être la réalisatrice, pas l’actrice ni le personnage – il en reste un film
Témoigner d’un silence, dans le lieu impersonnel, abstrait et vide du « non-chez-soi »
Il faut, pour construire un récit national, faire parler les traces – qui heureusement résistent, gardent leurs secrets
Il faut se retirer de l’amour conventionnel, conjugal, le vider, pour que commence le sexuel, le réel de la vie, l’existence, l’éthique
Quand un corps étranger, digne d’amour, dangereux, fait irruption, il faut restaurer l’unité, neutraliser la scission par l’addiction, la mort
On ne peut pas guérir du « cancer créatif », cette maladie mortelle qui produit toujours, sans raison, de nouveaux organes dont il faut faire le deuil
L’écran n’est pas extérieur au corps : il le parasite, le colonise, le soumet, le remplace, y ajoute toujours plus de dépendances et de sensations, et enfin survit à sa mort
Il faut, pour porter la tristesse d’une fin d’amour, en garder la trace, l’archive, par une célébration
Inconditionnelle, la souveraineté est insoutenable mais digne; prise dans les calculs et les compromissions, elle s’auto-détruit dans l’indignité
Quand s’arrête le mouvement de la différance, quand s’épuise la supplémentarité, alors l’artiste meurt, fasciné par la beauté – mais un autre artiste (Visconti) peut prendre la suite
Il y a en moi une violence élémentaire, incontrôlable, qui me fait haïr le lieu où j’habite, ma famille; ne pouvant y échapper, je n’ai pas d’autre choix que le meurtre
Une force inconnue, difficilement descriptible, confère à certains actes de certaines personnes une extériorité unique, une capacité à se distinguer du commun, à faire événement
De la tentative d’effacer tout ce qui fait le cinéma, il reste un film qui donne paradoxalement au cinéma son sens
Là où j’ai vécu, je ne suis plus chez moi, un cycle de vie s’épuise, du nouveau arrive de l’extérieur et s’impose à moi
Irréparable, impardonnable, le viol fait trou dans le monde, il ruine la vie et autorise toutes les transgressions.
On peut, en donnant lieu à un supplément pour l’autre, vivre plus que la vie
Sans habitat, sans passé, sans futur, sans monde, il ne reste que les pleurs
Un pacte de suicide où l’appel de la mort détermine l’amour, et non pas l’inverse
Un amour archaïque, irréductible, envers une exigence irrécusable, incontestable, précède et conditionne l’amour courant, socialisable et partageable
Un sentiment de culpabilité, enfermé dans un cycle de dette incontrôlé, peut conduire à l’injustice la plus radicale, effacer tout autre désir, toute autre éthique
En-deçà du désir d’amour usuel, rassurant, un autre amour pourrait faire irruption : archaïque, dangereux, effrayant, catastrophique, et pire encore : aussi vide que la mort
Le délire de souveraineté détaché du monde, ni crédible ni légitime, ne peut conduire qu’à l’autodestruction
Pris dans une confrontation stérile, sans raison ni projet, le jeune désorienté n’a d’autre choix que de se retirer lui aussi, sans raison, sans justification ni projet
Un événement évanescent, indéterminé, sans témoin crédible ni trace, on peut l’évoquer, en faire un film, un pur film, en multiplier les interprétations
« Je suis mort », dit-il en annulant tout engagement, tout devoir, toute dette, y compris la promesse amoureuse de celle qui voudrait le rejoindre en offrant, elle aussi, « ma mort »
Porter l’autre, en prendre le deuil, dans l’espoir de donner à ce qui aura été vécu une signification supplémentaire<<<;
Pour réussir dans la vie sociale, médiatique, on n’échappe pas aux stéréotypes mais on peut contribuer à leur déconstruction.
On peut, par le cinéma, fabriquer un ersatz de multivers par lequel s’instille le retour obsédant de la spectralité
D’autres regards vivants, angoissés, désespérés, inouïs, inaccessibles, intraduisibles, émergent des marges de la ville.
Engagé·e dans la barbarie, je dois me venger contre moi-même jusqu’à l’étape ultime où « ma mort » emporte tout, y compris l’art, l’œuvre
Enfermement et décrépitude sont indissociables; avec la clôture des frontières, toujours plus impérieuse, la déchéance ne peut que faire retour.
(Se) laisser dire « Je suis morte » n’est pas sans risque ! Et si l’on vous croyait !
Le jugement final, c’est que nul ne peut témoigner de la vérité.
Tuer pour procurer un héritage à son fils, dans le monde absurde des gangsters, c’est mourir vivant.
Un cumul de dédoublements, d’incertitudes, de flottements, pour un film sans colonne vertébrale qui circule entre les genres
Chaque jour ton corps change, tu es la même personne sans l’être et tu peux te réveiller tout·e autre.
Au cinéma, la présence des morts est illimitée : on ne peut que les sacrifier, dissimuler leur présence sous d’autres films, toujours plus.
Déjà en deuil de lui-même, il anticipait sa seule survie possible : résister, par un film, à la pulsion de mort
Réitérer, par une alliance avec le film, l’alliance entre le mort et la vie.
Seul un autre peut dire, à la place du « je » souverain : « Moi, je suis mort ».
Il aura fallu, pour entendre le secret dont l’autre témoigne, en passer par un « Je suis mort »
En photographiant ceux qu’on aime, on les tue, et ce meurtre déclenche une cascade de culpabilité, de folie et de mort
L’archi-amour, genre d’amour dont il est impossible de faire son deuil, est plus réel, plus crédible encore que la réalité
À travers ses manifestes, l’art en personne déclare : « Sauf l’art, rien ne peut être sauvé »
Il faut, pour un deuil, partager la mémoire, la parole, le corps et les secrets du mort.
« Puisque je suis déjà mort, je n’ai pas d’autre solution que de disparaître ».
En voulant me transformer, je redeviens ce que je suis et son contraire, mon propre pharmakon.
Une hétérobiographie où, autour du secret préservé de l’autre, prolifèrent les autobiographies.
Un film construit pour qu’on ne puisse en tirer aucune conclusion définitive : un thriller aporétique.
Un fil caché aussi ambigu qu’un pharmakon, qu’un hymen.
Même en l’absence de deuil, je porte en moi le monde de l’autre : « C’est l’éthique même ».
Un Christ déjà mort, sacrifié avant même sa naissance, anéantit l’avenir.
Je suis double mais l’autre en moi, mon jumeau, est déjà mort » – un dédoublement qui ne franchit pas la limite du « deux.
« No more money, no more sex, no more power, no more future » – Il n’en faut pas moins pour interrompre le cycle.
Vous êtes tous des criminels, je veux bien vivre parmi vous, mais je ne vous ferai pas d’enfants.
Il faut, pour survivre, prendre tous les rôles, se déguiser jusqu’à épuisement.
Une tragédie hétéro-thanato-graphique : « Tu es en deuil de toi-même, il faut que je te porte ».