Pendant ce temps sur terre (Jérémy Clapin, 2024)
De la présence au spectre, il faut payer le prix du passage
De la présence au spectre, il faut payer le prix du passage
On ne peut photographier, dérober les images d’autrui, les interpréter, sans engager sa responsabilité, sans mettre en jeu sa culpabilité
Il faut, pour construire un récit national, faire parler les traces – qui heureusement résistent, gardent leurs secrets
On ne peut pas guérir du « cancer créatif », cette maladie mortelle qui produit toujours, sans raison, de nouveaux organes dont il faut faire le deuil
Là où j’ai vécu, je ne suis plus chez moi, un cycle de vie s’épuise, du nouveau arrive de l’extérieur et s’impose à moi
Un événement évanescent, indéterminé, sans témoin crédible ni trace, on peut l’évoquer, en faire un film, un pur film, en multiplier les interprétations
« Je suis mort », dit-il en annulant tout engagement, tout devoir, toute dette, y compris la promesse amoureuse de celle qui voudrait le rejoindre en offrant, elle aussi, « ma mort »
On peut, par le cinéma, fabriquer un ersatz de multivers par lequel s’instille le retour obsédant de la spectralité
(Se) laisser dire « Je suis morte » n’est pas sans risque ! Et si l’on vous croyait !
Un cumul de dédoublements, d’incertitudes, de flottements, pour un film sans colonne vertébrale qui circule entre les genres
Au cinéma, la présence des morts est illimitée : on ne peut que les sacrifier, dissimuler leur présence sous d’autres films, toujours plus.
En photographiant ceux qu’on aime, on les tue, et ce meurtre déclenche une cascade de culpabilité, de folie et de mort
Il faut, pour un deuil, partager la mémoire, la parole, le corps et les secrets du mort.
« Puisque je suis déjà mort, je n’ai pas d’autre solution que de disparaître ».
Une hétérobiographie où, autour du secret préservé de l’autre, prolifèrent les autobiographies.
Un fil caché aussi ambigu qu’un pharmakon, qu’un hymen.
Même en l’absence de deuil, je porte en moi le monde de l’autre : « C’est l’éthique même ».
L’ange vivant de la mort appelle le photographe, il lui donne accès à un monde sans deuil, ni devoir, ni dette.
Se faire orpheline, exposée au danger, pour que s’invente une autre alliance.
Les traces des civilisations disparues appellent un deuil inarrêtable, une hantise infinie, qu’aucun savoir ne peut effacer.
Il s’est souvenu d’autres vies et d’autres mondes qu’il a portés; un autre vivant surviendra, peut-être, pour les porter à nouveau.
Quand l’amour se décide, la trace se retire, elle s’efface – il faut plonger dans l’incertitude.
Il faut, pour surmonter sa culpabilité, faire l’expérience de l’impossible.
On ne peut ni s’approprier une signature, ni usurper un nom innocemment.
Un frère mort, disparu, peut gouverner une vie et aussi induire une pensée spectrale, supplémentaire : la déconstruction.
« Je suis mort », souverainement mort, bien que vous puissiez encore voir mon corps, entendre ma parole et ma voix.
Complaisamment j’exhibe toutes les facettes de mon image, afin de protéger mon secret.
L’homme d’aujourd’hui, ce fantôme, ne sert d’appui que si sa présence s’évanouit.
Un film ne peut se présenter comme réel, virtuel, fantastique ou autre que parce qu’il est indiciel, indicatif
N’étant ni mort ni vivant, le disparu ne s’efface jamais; nul ne peut limiter sa présence, ni empêcher qu’elle se renouvelle.
Au cinéma, il est impossible d’interpréter sa propre mort, mais on peut toujours la jouer.
Un monde clos dont les bords ne s’étendent qu’au prix d’une étrange et incontrôlable transformation.
Par sa voix, la chanteuse baroque réunit la vie, la mort, et l’au-delà de la vie, au-delà de l’être, plus que la vie.
Il aura fallu, pour que le fils prenne la place de l’antéchrist, carboniser le père, décapiter les femmes, réduire le logos en cendres.
Monstrueuse la tragédie d’un fils naturel dont on attend qu’il assassine une mère déjà morte, un père déjà suicidé, au prix de sa vie.
« Ce que Lola veut, Lola l’obtient »; un siècle plus tard, elle aura suscité son film porté par un célèbre réalisateur, aussi excessif et démesuré qu’elle-même.
S’ensommeiller, se retirer du monde, renoncer à l’archive, affirmer son unicité pour finalement, enfin, mourir vivant.
Il faut, pour faire son deuil, spectraliser le mort, car porter un cadavre en soi, avec soi, est mortifère ».
Il faut, pour vivre, faire son deuil de l’amour d’avant l’amour, l’archi-amour.
Pour que du nouveau émerge, il faut une désynchronisation, un décalage, qui relance la dialectique entre l’Autrefois et le Maintenant.
Est star celui qui peut mourir sans mourir, faire du cinéma sans faire du cinéma, signer un film en le déconstruisant.
On ne peut espérer communiquer avec un mort qu’à travers un dispositif de mémoire, un artefact, mais c’est impossible, ça ne marche pas, le récit reste inachevé.
Perpétuer le deuil comme tel, en jouir, c’est le nier : en s’appropriant les morts, on exerce sur eux pouvoir et souveraineté.
« Il faut que je te porte », dit la terre, et tu répéteras le cycle.
« Il faut que je te porte », pour que tu m’ouvres les yeux.
Il aura fallu qu’elle soit réduite à la fixité d’un portrait, prise pour morte, pour qu’elle rencontre enfin l’homme pur, intègre : le policier.
Il vaut mieux, pour se dégager du deuil, choisir le pas de côté qui éloigne du réel.
Une allégorie de la traduction du monde en film ou du film en monde.
S’appuyer sur le mythe le plus courant pour inventer un autre référent, tout aussi mythique.
L’instant pour moi le plus décisif, celui dont je désire le retour avec le plus d’intensité, c’est celui de « ma mort », dont je me souviens sans l’avoir vécue.
Une grand-mère pour toujours sur le point de mourir, sans jamais franchir le pas.
Quand l’ancrage territorial et temporel du cinéma risque de s’effacer, il faut attacher sa ceinture et continuer.
Une aventure vécue en bordure parergonale du monde, dans le manque creusé par une disparition.
Aporie de l’amour inconditionnel : en exigeant le sacrifice de tout autre intérêt, il se soumet à une condition irréalisable, mortifère.
Un monde s’en est allé, il n’en reste rien d’autre que cette femme, la folle, l’exclue, qui ébranle à jamais « notre » monde.
Et le spectre déclara à Madame Muir : “Il faut que je te porte”.
Pour qui aime sans calcul ni condition, sans exiger aucune réponse, un coup peut être ressenti comme un baiser.
En portant l’enfant mort, le voyant fait le deuil de ce que lui-même a été.
Le spectre de Pinochet, qui incarne l’éternel retour du mal, continue à nous vampiriser.